La question du doublage

Regards, n° 283, 15 juin 1939

Si, sur le terrain économique, le doublage nous paraît légitime, d’un autre point de vue, il a par contre des inconvénients extrêmement grands.

Un film américain (puisque ce sont surtout ceux-ci qui sont doublés et qui encombrent nos écrans) a généralement, avant d’être doublé, été présenté plusieurs semaines dans une grande salle d’exclusivité des Champs-Élysées, ce qui a largement compensé les droits de douane (extrêmement bas) et contribué dans une mesure importante à l’amortissement général du film. Au moment du doublage, les commerçants qui se livrent à cette opération peuvent considérer que le prix de la pellicule est presque nul. Le doublage et les copies reviendront, dans les meilleures conditions de perfection technique, à 100 000 ou 200 000 francs, à beaucoup moins si ce travail est bâclé par des tâcherons.

Ainsi, un film doublé, joué par des vedettes mondialement connues, se trouvera entrer en concurrence avec des films français qui ne les vaudront pas toujours techniquement et auront coûté deux ou trois millions au minimum. L’Amérique peut ainsi, en vertu de traités de commerce qui ne tiennent aucun compte des intérêts de notre cinéma, se livrer sur notre marché à un véritable « dumping » en y jetant ses films à des prix véritablement sans concurrence.

Pourquoi s’étonner que dans ces conditions le film français recule sur notre marché, qu’il perde du terrain devant le film américain. La technique du doublage s’améliore sans cesse ?

Nous nous félicitons de voir ainsi de belles œuvres du cinéma international mises à la portée de tous les publics. Mais nous nous effrayons en même temps de ce progrès qui risque, malgré l’attachement de notre public à ses vedettes internationales, de multiplier encore le nombre des films doublés dans nos salles.

Dès maintenant, en tout cas, le « doublage » qui a permis de donner toujours dans toutes les salles deux (et même trois) grands films au même spectacle a tué chez nous le documentaire, le court métrage, les petits comiques, les essais de dessin animé1 ; toutes ces formes de films qui permettent aux metteurs en scène de demain d’affirmer leur talent. Si l’on veut que le cinéma français se développe, il nous semble que le gouvernement – qui protège par des droits de douane toutes nos industries nationales – protège aussi le cinéma en taxant le doublage dans une telle proportion que le prix de location d’un film américain devienne égal à celui d’un film français courant. M. Paul Reynaud2 trouverait ainsi commodément dans les poches des grands trusts internationaux du cinéma et de l’électricité les sommes nécessaires à payer, par exemple, les masques à gaz de la défense passive. Le public gagnerait à de telles taxes. Car il n’est pas douteux qu’en dehors du progrès que ces mesures permettraient de réaliser à notre cinéma, les Américains ne présenteraient plus dans les salles populaires que des œuvres de valeur véritable et parfaitement doublées. Inutile de dire que nous avons vainement cherché cette décision que réclame depuis des années le monde du film, dans le monstrueux projet de « statut du cinéma » présenté par le gouvernement.

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