Georges Sadoul et le film traduit

Ainsi, comme le révèle le regroupement de ces articles, Georges Sadoul s’est exprimé à plusieurs reprises sur la traduction des films : chaque fois en tant que journaliste, chroniquant dans un hebdomadaire le cinéma et les films de 1935 à 1967 sans autre interruption que la guerre et l’Occupation. Le premier étonnement peut venir de la constance de ces « papiers ». Sadoul écrit dans des contextes historiques et cinématographiques très différents, et on sait que son ton, ses préoccupations, son style, ont changé au cours des années. Cette capacité à se remettre en question tout en restant fidèle à une idée forte du cinéma est d’ailleurs une des qualités qui font qu’on le relit sans cesse avec curiosité et plaisir.

Sadoul vulgarisateur

L’intérêt de Sadoul pour le doublage et le sous-titrage tient à sa passion pour les mécanismes du cinéma, outils indispensables de l’art qui « est né sous nos yeux » (première phrase de son Histoire du cinéma mondial). Dès les années 1930, il mène de front une entreprise systématique de popularisation du cinéma, qu’il poursuivra parallèlement à son grand projet d’historien avec des titres comme Le Cinéma, son art, sa technique, son économie, Les Merveilles du cinéma, Conquête du cinéma, De l’autre côté des caméras et de nombreuses chroniques.

Le cinéma art populaire

Dans les articles qu’on va lire, il s’agit toujours de défendre le même argument, un argument qui n’est pas nécessairement apprécié par ses pairs, critiques parisiens ou historiens : l’intérêt respectif, à des titres divers mais sans favoritisme, de la version sous-titrée et de la version doublée. Tout au plus note-t-on la disparition dans les derniers textes de quelque accès démagogique d’anti-intellectualisme, quand il épingle en 1939 « nos esthètes de ciné-clubs » (comme s’il n’en était pas un lui-même), ou en 1945 les « intellectuels et snobs » américains qui ont fait le succès de La Femme du boulanger de Marcel Pagnol (ce dont il devrait leur être reconnaissant).

Cela dit, l’argumentation varie et évolue. Les temps changent en effet, considérablement. En 1939, le cinéma parlant a une petite dizaine d’années, la question de la traduction du dialogue se pose depuis peu de temps. En 1945, l’arrivée de films de nombreux pays, avant tout des États-Unis, avec le rattrapage de cinq années de guerre, ravive le débat « sous-titrage ou doublage ». Dans ces deux cas, une dimension économique est prise en compte. Sadoul s’y affirme protectionniste et nationaliste, hostile à la toute-puissance de Hollywood, dont il aime pourtant les films, comme avant-guerre à l’envahissement de la production allemande. En 1965, le débat s’est déplacé : les ciné-clubs, les salles d’art et essai, les revues, à Paris la Cinémathèque française, ont formé un public, il s’agit de l’élargir.

Sadoul traducteur

Remarquons que Sadoul n’écrit pas en tant que traducteur (ou à peine, dans le texte de 1965). Il l’a pourtant été à l’occasion – de l’allemand – à son arrivée à Paris (fin des années 1920), lorsqu’il était employé chez Gallimard. Il devait par la suite oublier l’allemand – par antigermanisme de Lorrain, affirmait Henri Langlois (Sadoul était né à Nancy, en 1904).

Plus tard, il a rédigé (parmi « dix ou vingt » autres, écrit-il dans Les Lettres françaises, chiffre que je crois excessif) les sous-titres de Senso (Luchino Visconti, 1954) et du Poème de la mer (Poema o more, film posthume d’Alexandre Dovjenko réalisé par Ioulia Solntseva, 1958), d’après des langues qu’il ne connaissait pas ou à peine, offrant son travail – et aussi le prestige de son nom – par fidélité à des cinéastes qu’il admirait. Il s’agissait également de corriger un sous-titrage existant : Visconti avait refusé celui de Senso, et celui du Poème de la mer, « un incompréhensible digest, écrit dans une langue incertaine », avait contribué aux « huées et ricanements » du premier public français1. Le succès ultérieur des deux films a donné raison à Sadoul. Je n’ai examiné que ses sous-titres pour Senso, rédigés sous la supervision et selon les volontés expresses de Visconti : c’est une « adaptation » très infidèle (plus encore qu’on ne le pratiquait à l’époque), résumant ou déformant le dialogue, tendant à expliciter les intentions politiques du cinéaste, en particulier le parallèle entre l’époque du récit d’une part (la guerre de libération de 1866), l’occupation allemande et la guerre des partisans récentes de l’autre.

Dans ses descriptions des contraintes du sous-titrage (le texte de 1965, la chronique sur Le Poème de la mer), Sadoul paraît s’en faire une idée quelque peu cauchemardesque (ses doutes quant à la possibilité de sous-titrer « Être ou ne pas être » peuvent faire sourire). C’est qu’il en a surtout connu de telles opérations de sauvetage, où il n’intervenait ni au début de la chaîne (la traduction), ni à la fin (le bouclage technique).

Sadoul historien

Est-il nécessaire de préciser que, dans son activité critique aussi bien que pour écrire ses histoires du cinéma (Histoire générale et Histoire du cinéma mondial), Sadoul n’allait pas voir les films doublés ? Il lui arrivait de les revoir en VF (mais pas le Hamlet de Laurence Olivier, voir le texte de 1965 !), ou de voir des versions doublées sorties avant l’originale (par exemple les coproductions françaises comme Rocco et ses frères de Visconti, ou Le Procès d’Orson Welles). Au cours de ses nombreux voyages, il dévorait la production passée et présente de chaque pays dans sa langue originale, sans traduction ou avec des traductions simultanées approximatives (solution de traduction filmique qu’il rejette dans l’article de 1965). Au demeurant, il n’était pas de ceux pour qui le dialogue, ni d’ailleurs l’intrigue, étaient l’essentiel d’un film, comme beaucoup de ses contemporains.

1939

À la fin des années 1930, Sadoul écrit dans Regards, hebdomadaire fondé par Aragon. Il rend compte chaque semaine de plusieurs films, jusqu’à une dizaine. Mais il mène aussi de front, déjà, une entreprise de divulgation du cinéma – il traite fréquemment du pourquoi et du comment, de l’histoire comme de la technique et de l’économie – et une lutte politique contre les entraves que producteurs, gouvernement, autres pays veulent imposer. Sa chronique ne concerne pas toujours un film. Il y a chez lui une volonté d’épuiser tous les aspects du cinéma, de tout expliquer, tout faire comprendre.

Ses deux chroniques consécutives sur le doublage paraissent en 1939, année qui se place sous le signe d’une guerre perdue, l’Espagne, et d’une autre qui menace, inévitable. Dans ces mois, Sadoul se bat contre le statut du cinéma que le gouvernement veut imposer, puis contre la diffusion des films allemands, réclamant qu’une loi les limite. Il s’élève contre les films allemands « en langue française ou doublés » (n° 270, 16 mars 1939), confondant dans sa condamnation les films allemands doublés, reflétant l’idéologie national-socialiste, et les films français tournés à Berlin en double version allemande et française, parfois en français seulement, « faux films français fabriqués par M. Goebbels » (n° 275, 20 avril) – films pourtant, comme L’Étrange Monsieur Victor de Jean Grémillon ou L’Héritier des Mondésir d’Albert Valentin, qui, bons ou non, n’ont rien de nazi – et enfin les films parlant allemand (la propagande allemande) distribués sans limitation en Alsace germanophone (n° 280, 25 mai).

Il ne s’agit ici que de doublage, la « question » du doublage comme on dit alors. Avant même cette double chronique (n°s 282, 8 juin, et 283, 15 juin), il lui arrive de discuter la traduction des films. C’est qu’il s’intéresse à tous les films, même ceux que ses collègues ignorent, sortis en version française seulement : ainsi ce Lit n° 5 qu’il apprécie mais dont il ne peut identifier le réalisateur2, dont le doublage « devrait valoir la prison à ses auteurs, car rien n’est plus horrible qu’un film mal doublé » (n° 272, 30 mars). C’est à propos de « Statut du cinéma et propagande hitlérienne » (n° 280) qu’apparaît une de ses préoccupations majeures, et des circonstances caractéristiques de l’époque : « Aucun film parlant anglais ne peut être projeté dans plus de dix salles en France (cinq à Paris, cinq en province). C’est ce qui a permis d’escamoter l’admirable Rue sans issue3, réservé au public des Champs-Élysées par la seule interdiction de son doublage français. Il en est ainsi pour les films de toutes langues hors l’allemand. »

En effet, l’interdiction du doublage a fréquemment servi de complément à la censure, et Sadoul s’indigne que cette censure ne s’applique pas aux films allemands, dont la liberté de circulation sans aucune limitation est garantie par une convention du 12 mai 1936, « signée comme par hasard par monsieur Flandin4 » (n° 280). Ainsi Marajo (Kautschuk, Eduard von Borsody, 1938), film allemand, « passe en France en doublage français de façon à ce que rien ne laisse apercevoir sa véritable nationalité. […] par surcroît de précautions, on a donné un nom anglais à tous les acteurs. Mais que le public ne se laisse pas prendre » (n° 270, 16 mars).

1945

Dès le numéro 2 (11 juillet 1945) de L’Écran français, premier magazine de cinéma autorisé à reparaître à la Libération, Jacques Becker écrit un texte sur, ou plutôt contre, le doublage : « Film doublé = film trahi ». Ce n’est pas le premier. Dans le Livre d’or du Cinéma français de 19445, il donnait déjà une description très détaillée de la procédure technique et la condamnait (« Qu’est-ce que le doublage ? »). Il y expliquait pourquoi, dans sa conception du cinéma, postsynchronisation et doublage ne peuvent pas produire des résultats comparables au son direct ou original.

Après Goupi mains rouges et Falbalas, Becker est le cinéaste le plus respecté de la profession. Membre du Front national (le vrai, celui de la Résistance), ses activités à la Libération sont multiples (par exemple, il participe à la commission d’épuration, appelant, en général, à la mesure et à la justice). Pourquoi ce grand professionnel donne-t-il la priorité à ce qui semble être une polémique mineure ?

Les arguments de Becker, on ne peut plus sérieux, sont inséparables d’une conception du cinéma comme l’œuvre collective d’un auteur. « L’auteur de films ne mérite ce titre que s’il est un auteur complet », écrira-t-il en 19476.

Becker, en déclarant que le doublage est un acte contre nature, défend ses convictions de cinéaste, envisage le film comme l’œuvre d’un auteur. Pour lui, le son direct est une condition essentielle de la création. Il est dans la lignée réaliste du cinéma français, celle de Jean Renoir et Roger Leenhardt, plus tard d’André Bazin7.

Pour Becker, le film est l’œuvre d’un auteur, quelle que soit l’importance des collaborations qui mènent au résultat. Dans le doublage, l’œuvre est arrachée à son créateur aussi sûrement que le film remonté par son producteur, ou par un distributeur, ou mutilé par la censure.

À temps nouveaux, spectateurs nouveaux. Becker estime que c’est mépriser le public que le croire incapable de voir une version originale.

« Projetons les films américains, anglais, français, russes, etc… en version originale, car dans le cinéma parlant l’image et le son originaux forment un tout indissoluble » (« Qu’est-ce que le doublage ? »).

Becker fait jouer un autre argument, plus lié aux circonstances : « Si le film américain doublé (appelons-le par son nom) continue à s’introduire tranquillement dans nos salles, le film français disparaîtra fatalement. »

C’est en effet un moment où les films américains interdits pendant cinq ans arrivent en masse, sans distinction de qualité, et déjà amortis donc moins chers que les français.

Un nationalisme forcené, bientôt surdéterminé par l’antiaméricanisme de la guerre froide, va envahir la critique de gauche, en particulier L’Écran français où les communistes tiennent une place importante et bientôt hégémonique.

Georges Sadoul ne peut manquer de partager l’argument de Becker, qu’il a utilisé et utilisera à plusieurs reprises. Cependant, son point de vue sur le doublage reste conditionné, comme en 1939, par l’idée d’un choix politique, « dans un pays où une classe sociale entend se réserver le monopole de la haute culture » (Regards, n° 282).

Trois numéros après la diatribe de Becker, le critique et écrivain Denis Marion (1906-2000) et Georges Sadoul répondent donc au cinéaste dans L’Écran français (n° 5, 1er août). Le premier considère le doublage comme « un mal nécessaire » pour le grand public, tout en estimant que « la plupart des doublages sont très mal faits et sont autant de crimes de lèse-art ».

Becker et Sadoul se connaissent depuis le Front populaire. En 1938 ils ont travaillé ensemble, avec Henri Cartier-Bresson et Pierre Unik, à un scénario sur la Cagoule et ses complots, L’Araignée noire8. La semaine précédant sa réponse, Sadoul a été un des rares critiques à faire l’éloge sans réserves de Falbalas, sorti un an après sa finition (Les Lettres françaises n° 61, 23 juin 19459).

Sadoul tempère le radicalisme de Becker. Face aux convictions du créateur, il propose l’ouverture d’esprit du critique. Connaisseur de la fabrique du cinéma, il confond délibérément les procédés de fabrication d’une œuvre (postsynchronisation, playback, mixage…) et ceux liés à la diffusion, pour rétorquer au cinéaste, qui qualifie le doublage d’» acte contre nature », que « le cinéma est fait, comme tous les arts, d’actes contre nature ».

De même qu’en 1939 il demandait à taxer le doublage des films étrangers, il suggère cette fois une réciprocité : doubler un nombre limité de films étrangers, en échange du doublage de films français dans la langue correspondante. Proposition concrète intéressante, mais qui n’a guère de chance de se réaliser : le doublage des films était alors rarissime aux États-Unis, puisque c’est d’eux qu’il est question10. Son insistance pour une sélection du doublage par la qualité n’a malheureusement pas davantage été suivie d’effet : la sélection s’est faite par les moyens économiques.

Pour Sadoul, le film doit appartenir au public. Idée utopique, qui n’a rien de réaliste ni de réalisable.

1965

Sadoul écrit dans Les Lettres françaises depuis la clandestinité (1943) et y tient une chronique de novembre 1944 à l’été 1967.

Il intervient une nouvelle fois sur la traduction des films à l’occasion d’un ensemble des Lettres françaises consacré aux « Problèmes modernes de la traduction », dans les numéros 1072 (18 mars 1965) et 1073 (25 mars). On y trouve entre autres les noms de Marthe Robert, Nino Frank, Roger Giroux, R. N. Raimbault, Léon Robel, Antoine Vitez, Hubert Juin, puis Marcel Duhamel, M.-B. Endrèbe, Étiemble, E. Faucher : côte à côte des représentants de la traduction à l’ancienne, qui adapte, paraphrase, à l’occasion contourne voire résume (Michel Arnaud : « La fidélité, pour moi, c’est avant tout de restituer le mouvement du style »), et une conception plus liée à la matérialité de l’écrit, privilégiant « la violence de la fidélité » (Michel Deguy, à propos de Dante).

Depuis trois ans, Sadoul est avec quelques autres – dont son collègue Louis Marcorelles (qui a lui-même sous-titré beaucoup de films, généralement à la demande des auteurs) – à l’initiative de la Semaine internationale de la critique (SIC), qui va faire découvrir au public de Cannes, puis au public français que le cinéma n’est pas seulement l’affaire de quatre ou cinq grands pays producteurs. Dans ses chroniques des Lettres qui entourent ce texte défilent, au début 1965, l’Inde, l’Égypte, grands producteurs encore ignorés, mais aussi la Roumanie, la Pologne, le Canada, le Brésil… L’espoir existe qu’ils toucheront un public aussi vaste que la Nouvelle Vague un peu plus tôt.

Sadoul reprend ses arguments de 1939 et 1945, tout en insistant sur la complexité du débat. Il ne s’agit plus de réclamer une politique du film traduit, mais d’inciter à une réflexion. Ce qu’il défend avant tout, c’est le droit universel à la traduction. Toute œuvre mérite d’être rendue accessible à tous les publics. On est dans une période du Parti communiste qui aboutira en 1967 au « comité central d’Argenteuil », aggiornamento remarquable – sous l’égide de Louis Aragon – d’une politique culturelle qui était restée longtemps conditionnée par le stalinisme et la guerre froide. Sadoul, au demeurant, avait devancé le mouvement : avec l’apparition de la Nouvelle Vague au début des années 1960, son écriture change, et aussi sa disponibilité aux formes de cinéma les plus diverses, comme s’il avait attendu ce moment de libération11. Son point de vue a toujours été : toute forme de cinéma est respectable a priori.

1967

Enfin, le texte paru dans le Monde à l’occasion d’une polémique – que Sadoul lui-même résume d’entrée – opposant Jean Lescure, président de l’Association française des cinémas d’art et essai, à de nombreux critiques et programmateurs parmi les plus prestigieux, est un des derniers de l’historien, puisqu’il paraît en mai 1967 (Sadoul meurt le 13 octobre). Cette polémique aboutira l’année suivante à la démission des fondateurs, en 1954, de l’AFCAE (les exploitants Evelyne Cauhépé, Jean-Louis Cheray, Line Peillon, et les critiques Jeander, Roger Régent). On peut y voir un signe avant-coureur d’une mutation de l’exploitation, avec la généralisation des « multisalles » et des complexes dans les années qui suivent.

L'auteur

Bernard Eisenschitz, traducteur et historien du cinéma. Responsable de l’édition des œuvres de Georges Sadoul de 1970 à 1993, co-directeur d’édition des Écrits de cinéma d’Henri Langlois (2014). Rédacteur en chef de la revue Cinéma (2001-2007). Parmi ses livres : Roman américain, les Vies de Nicholas Ray (1990) ; Le Cinéma allemand (2008) ; Fritz Lang au travail (2011).

Toutes les notes ont été conjointement rédigées par Bernard Eisenschitz et la rédaction. Malgré nos recherches, tous les ayants droit des articles reproduits n’ont pu être contactés. Nous nous tenons à leur disposition pour toute rectification dans une prochaine édition de ce numéro.

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