La traduction des films : sous-titrage ou doublage ?

Les Lettres françaises, n° 1072, 18 mars 1965

La circulation internationale des films étrangers est peut-être supérieure à celles des livres, puisque chaque année leurs spectateurs (lettrés ou illettrés) se comptent en milliards. On peut traduire un film étranger de deux façons : par le « sous-titrage », le dialogue original étant traduit par des inscriptions gravées sous les images et par le « doublage » où parlant par la bouche d’autres acteurs, Gary Cooper ou Marilyn Monroe paraissent connaître parfaitement le français, l’italien ou le turc.

On condamne le plus souvent le doublage au profit du sous-titrage. Examinons donc les avantages et les inconvénients des deux procédés.

On ne saurait comparer un sous-titrage à une « traduction juxtalinéaire » car on parle plus vite qu’on ne peut lire. Imaginons un Hamlet débitant à toute vitesse « To be or not to be, that is the question », et que les images de l’acteur correspondent à 25 centimètres de film. Le sous-titreur ne pourra alors disposer que de 20 lettres, signes et intervalles (par exemple) pour transcrire la phrase célèbre, dont la traduction française compte 45 ou 50 lettres. Le voilà bien embarrassé pour condenser Shakespeare. Écrira-t-il ÊTRE OU NE PAS ÊTRE ? LÀ EST LA QUESTION étant remplacée par un point d’interrogation. Ou bien ÊTRE OU PAS, C’EST LA QUESTION… Il tombe alors dans le « petit nègre » tout en dépassant les 20 lettres autorisées… Pas de solution satisfaisante donc pour un Hamlet trop volubile…

Pour avoir sous-titré 10 ou 20 films, je puis dire que ce travail pose sans cesse des cas de conscience parce que, dans la plupart des cas, on ne peut faire imprimer tout au plus que 60 % du texte dit par les acteurs. Si le dialogue n’est pas d’une écriture trop serrée, on s’en tire. Mais il m’a fallu trois semaines de travail, à raison de dix heures par jour, pour sous-titrer Senso, de Visconti1, parce que son texte était si rigoureux que chaque mot, chaque syllabe presque avait une valeur dramatique. On imagine combien il fut difficile d’éliminer 40 % environ du texte original, entendant conserver son style, les nuances, son esprit, sa signification dramatique…

Un mot imprimé ne produit pas exactement le même effet que le mot prononcé. J’en donne un exemple, grossier mais significatif. Lorsque Kanal d’André [sic] Wajda2 fut présenté à Cannes, pendant un dramatique duo d’amants traqués par la mort, on lut brusquement sur l’écran « BAISE MON CUL », ce qui déchaîna dans la salle l’indignation ou la rigolade. C’était le texte d’un graffiti dans les égouts que lisait machinalement la jeune fille. Je suis persuadé que l’actrice polonaise prononçait ces mots de façon à ne choquer personne. Ils firent un tout autre effet quand ils s’étalèrent en lettres d’affiche sur l’écran du Festival.

Un sous-titrage doit éviter d’être trop abondant, parce qu’il fatigue, ou trop court, parce que le public se sent frustré. Supposons une rédaction parfaite. Le sous-titrage donnera-t-il alors satisfaction à tous les publics ? À mon sens non.

On peut passer sur ses inconvénients esthétiques, puisque nous sommes hélas résignés à voir ces inscriptions trouer de belles images en noir ou en couleurs, et se superposer parfois sur la bouche et même le nez des acteurs. Dans certains pays, où l’on doit traduire un film en plusieurs langues, les sous-titres sont projetés hors de l’écran. Le procédé a aussi ses inconvénients.

D’autre part et surtout, chaque spectateur ne sait pas lire aussi vite qu’un étudiant, un professeur, un journaliste ou un cinéphile très averti. L’obligation de passer sans cesse des images à l’imprimé le fatigue et le trouble. Nous avons entendu dire par certains : « Je n’aime pas les films sous-titrés parce que j’ai besoin d’un certain temps pour les lire. Si le dialogue est important et abondant, il me faut alors choisir. Ou regarder les images et perdre le sens de l’action. Ou comprendre le dialogue et perdre de vue les acteurs. »

La France est un pays privilégié, 90 ou 95 % de nos spectateurs savent lire plus ou moins vite. Si, quittant notre pays, nous jetons un regard sur le monde, nous nous apercevons que, si les « versions originales sous-titrées » n’ont chez nous qu’une dizaine de millions de spectateurs annuels, ceux-ci se comptent par milliards dans le Tiers-Monde : Amérique latine, Afrique, Sud de l’Asie. Dans ces zones, pour un million de personnes, on compte entre 500 000 et 800 000 illettrés complets. Un film sous-titré peut cependant plaire à un paysan brésilien du Sertão, à un artisan nord-africain ou à un tisserand indien, qui ne peuvent comprendre ses textes imprimés en portugais, anglais ou français. Mais dans l’immense majorité des cas, ce sera un « film d’action » où les coups de poing ou de revolver importeront plus que les paroles. Le sous-titrage n’est pas dans de tels cas un véhicule de culture, mais d’inculture.

Il n’en est certes pas de même chez nous. La FIPRESCI3 m’a demandé récemment, pour un référendum, de désigner les meilleurs films étrangers présents l’an dernier en France. Cochant une très longue liste, j’ai commencé par m’étonner de n’avoir à retenir que deux ou trois titres parmi les trois cents premiers. Je suis arrivé à vingt sans peine, avec les derniers de la liste ; une cinquantaine de films présentés en version sous-titrée. J’ai alors regretté qu’ils soient restés réservés aux salles d’art et d’essai et regretté qu’ils n’aient pu atteindre, faute d’un bon « doublage », le grand public qui supporte mal les films sous-titrés.

Les arguments des adversaires du doublage ont beaucoup de poids. Il est par principe scandaleux de faire parler Greta Garbo avec une voix qui n’est pas la sienne. On dénature ainsi sa personnalité et son talent. Et puisque les doublures doivent se modeler sur le mouvement des lèvres parlant une autre langue, on est amené à trahir, outre l’artiste, son texte.

Ces arguments valent aussi contre le principe même d’une traduction écrite surtout s’il s’agit d’un texte poétique. Si l’on fait « parler » Racine en allemand ou Paul Eluard en japonais, leurs vers perdent à coup sûr leur inimitable « ton de voix », quel que soit le talent de leur traducteur. Faut-il donc interdire à tous, sauf aux Français et aux francophones, la représentation de Phèdre ? Ou la lecture de « Liberté » ?… Et s’il s’agit d’un film, faut-il interdire le doublage de l’Hamlet de Laurence Olivier, après avoir interdit à Kozintsev le droit de réaliser une version russe de cette tragédie anglaise4 ?

Je pense tout au contraire que ces deux films (bien différents) devraient être doublés dans de nombreuses langues. Je comprends assez l’anglais pour suivre un dialogue de film contemporain. Mais la langue de Shakespeare est bien difficile à comprendre pour un Français un peu anglophone et même pour un citoyen britannique de culture moyenne. Écoutant le film de Laurence Olivier et perdant le sens de certaines grandes tirades, je devais donc lire attentivement les sous-titres. Comme les pensées de Shakespeare sont tout de même plus complexes que celles de Jerry Lewis, j’en arrivais à si bien méditer les écrits que je perdais de vue les images. J’ai donc applaudi quand on a doublé cet Hamlet en français, et fort bien me dit-on, car alors ce beau film, et son merveilleux texte, ont pu être connus, en France, par le plus large public. Dans un tel cas, le doublage, loin d’être anticulturel, décuple l’action culturelle d’une traduction écrite – ou représentée sur une scène. Prenons maintenant l’Hamlet de Kozintsev. Sa traduction russe est celle de Pasternak. On n’est pas parvenu à en faire apprécier chez nous les mérites par des sous-titres qu’inspirait une traduction française de Shakespeare, en direct – et non pas au deuxième degré.

Et pourrait-on interdire aux Anglais de doubler cette version russe, de façon à ce que Shakespeare retrouve SA langue ?

On me dira alors que c’est l’acteur Smoktounovski qui perdra le droit à la parole et devra s’exprimer par la voix d’un autre. C’est exact. Mais cette traduction non plus d’un texte, mais d’une voix humaine, est admissible, quand il est scrupuleux [sic], quand on choisit un type de voix anglais (ou français) ressemblant à celui de l’acteur doublé et quand la « doublure » sait avec intelligence se façonner d’après son modèle.

Comme un « traduttore » peut être un « traditore », un « doubleur » peut « doubler » un film, le trahir dans le sens argotique du mot. Ces trahisons, trop fréquentes et souvent ridicules, ne doivent pas faire oublier qu’il existe d’excellents doublages de traductions à la fois fidèles et élégantes de la version originale.

Le pionnier de ce genre difficile fut avant-guerre Marcel Duhamel, qui prouva plus tard son excellente connaissance de l’anglo-américain contemporain en dirigeant la collection Série noire. Jusque dans les titres de ses romans policiers, il a su alors trouver de sensationnelles équivalences, alors que les titres français des films étrangers sont souvent exécrables.

Je ne suis pas de ceux qui protestent parce qu’on a donné au film américain de Nicholas Ray Rebel Without a Cause (Rebelle sans raison) le titre français La Fureur de vivre5. Je reconnais qu’une traduction littérale est souvent difficile – The Quiet One6 est assez exactement traduit par la périphrase « celui qui reste trop tranquille dans son coin », mais le titre français « Le petit noir tranquille » n’est guère bon.

Mais n’est-il pas comique de voir traduire Touch of Evil par Vengeance du Flic (titre belge)7, Kiss Tomorrow Good Bye par Le Fauve en liberté8, le Beau James (titre américain) par L’Ingrate Cité9. Et même The Big Money (titre anglais) par In the Pocket (titre français sic)10.

Il y aurait toute une « foire aux cancres11 » à rédiger en partant de cette « foire aux titres » créée par les distributeurs français. Mais revenons au doublage, pour en dresser une carte mondiale.

Presque tous les pays socialistes le pratiquent systématiquement, et j’ai entendu Gérard Philipe parler dans ses films le russe à Leningrad, le chinois à Pékin, l’allemand à Berlin. En dehors de ces pays, la zone du doublage est surtout importante dans le bassin septentrional de la Méditerranée. Il est la règle en Espagne, France, Italie et Turquie. Mais il est assez rare, à l’exception de l’Allemagne, en Europe du Nord. On le pratique très peu en Grande-Bretagne, Hollande, Norvège, Suède, Danemark, Finlande et les deux Amériques le connaissent à peine.

Un acheteur des films indiens pour l’Afrique du Nord m’a raconté ses expériences. Il a commencé par en doubler un en arabe classique. Les acheteurs nord-africains l’ont accepté, mais à condition qu’il soit sous-titré en français, le grand public comprenant très mal la langue du Coran. Il a essayé de faire doubler ensuite ses films au Caire, mais le « Cairote » n’était compris ni à Oran ni à Rabat. Il a eu enfin l’idée curieuse d’attribuer arbitrairement à tel héros indien un dialecte algérien, à l’autre marocain, au troisième tunisien. L’usage simultané de ces trois arabes dialectaux aurait donné, commercialement, de très bons résultats pour le Maghreb.

Croit-on qu’il soit toujours facile de se comprendre à l’intérieur de la zone francophone ? Souvenons-nous du film Pour la suite du monde12, où d’authentiques Canadiens parlaient un excellent français, mais le prononçaient d’une façon devenue pour nous si incompréhensible qu’il a fallu le traduire en français, par des sous-titres… De la même façon que certains se permettent de « traduire » la Chanson de Roland ou Pantagruel en français moderne…

À l’intérieur de mêmes zones linguistiques (anglaise, française, espagnole, portugaise, chinoise, etc.), les réalisateurs de films subissent la malédiction de Babel qui les oblige à « traduire » tel film ou tel rôle pour être compris par un large public.

Les problèmes de traduction se posent aussi à l’intérieur d’une nation à population multinationale. On réalise en URSS des films géorgiens, kazakhs ou ukrainiens parlant leur langue. Il faut avoir recours à des acteurs bilingues, ou au doublage russe pour que ces productions puissent toucher la quasi-totalité du public soviétique.

En Inde, la diversité est encore plus grande. Sachant que le public des films hindi (langue du nord) ne pouvait rien comprendre à un film tamil (langue dravidienne du midi), j’ai demandé à un producteur de Madras s’il doublait en hindi les films tamils ayant eu un succès commercial. « Pas question, m’a-t-il répondu. Les costumes, les types physiques, etc. sont trop différents au nord et au midi. Je ne “double” donc pas mes gros succès, j’en produis une nouvelle version avec des acteurs hindi, parlant leur langue. »

Les « versions multiples » peuvent se comparer aux traductions d’une même comédie, interprétée par d’autres troupes sur les scènes de plusieurs nations. Les versions multiples furent durant les années trente très nombreuses à la Paramount de Paris, puis à l’UFA de Berlin. Elles sont aujourd’hui assez rares, mais les coproductions font souvent dialoguer des acteurs de différentes nationalités dans des langues qu’ils peuvent ignorer.

Ainsi, dans La Nuit d’Antonioni13, Bernard Wicki qui est allemand se trouve parler l’italien comme Jeanne Moreau qui connaît bien mal la langue de Dante. L’un et l’autre étaient donc « doublés » par d’autres acteurs.

Où était donc alors la version originale ? On comprend qu’Antonioni ait tenu à présenter à Paris La Nuit dans une version française « postsynchronisée » sous sa direction. Jeanne Moreau y parlait avec sa voix, mais Mastroianni empruntait celle d’un autre.

Les questions posées par la traduction des films sont singulièrement plus complexes que pour les livres. Elles touchent des problèmes que les sociologues et les linguistes devraient étudier avec attention.

Une large enquête internationale sur le sous-titrage et le doublage conduirait à des conclusions inattendues, qui contrediraient peut-être les nôtres. Mais elle mériterait d’être menée en profondeur, par l’UNESCO, à une époque où l’image et le son touchent un public plus large peut-être que l’imprimé.

Ajoutons que le doublage et le sous-titrage, s’ils ont chacun leurs inconvénients, n’ont pas encore de concurrents sérieux.

La traduction simultanée par un commentaire parlé, diffusé au micro ou par haut-parleurs individuels, détruit l’illusion filmique et me paraît gravement compromettre la vision – pardon, l’audition d’un film.

Article paru initialement à l’occasion d’un dossier spécial consacré aux nombreuses formes de la traduction.

Écran Traduit N°3 Article suivant