La querelle du doublage. Deux réponses à Jacques Becker : Denis Marion, Georges Sadoul

L’Écran français, n° 5, 1er août 1945

Laissez-moi vous dire, mon cher Becker, que je ne partage pas votre avis. Je dirai au contraire, – non sans une pointe de paradoxe, et non sans craindre choquer certains, que je préfère un film doublé, – je dis bien doublé – à un film sous-titré.

Je supporte mal, pour ma part, ces lettres découpées qui viennent trouer les plus belles photographies, ces « je vous aime » imprimés en caractères d’affiche sur le menton des stars.

Si le dialogue est très rapide et brillant – comme c’est le cas dans La Dame du vendredi1 – le spectateur qui ignore l’anglais doit opter : ou regarder sans comprendre, ou lire sans voir les acteurs. Cet inconvénient est exceptionnel aux Champs-Élysées ; il est la règle dans les quartiers ou en province. Le « public ouvrier », le « public paysan » n’a pas comme vous et moi, mon cher Becker, un métier qui les oblige à lire plusieurs heures par jour. Ils déchiffrent plus lentement. Ils doivent choisir entre la lettre et l’image. Ils sont mécontents. Ils ont raison.

Certes, on peut s’indigner comme d’un « acte contre nature » de mettre dans les lèvres d’un acteur la voix d’un autre acteur. Mais le cinéma est fait, comme tous les arts, d’» actes contre nature ». Il a été muet alors que la parole est le propre de l’homme, il nous montre gris les plus beaux cheveux blonds du monde, ou s’il est en couleur, le bleu de ses yeux est faux. Il use du « transparent », des décors de staff, du « play-back » où les acteurs remuent les lèvres pour paraître prononcer les paroles qui sortent d’un phonographe. Toutes ces conventions, tous ces artifices, nul réalisateur ne les repousse comme des « initiatives criminelles ». Pourquoi un interdit sur cet autre « truc » qu’est le doublage ?

J’ai vu Mr Smith va à Washington2 de Capra, en novembre 1939 et en juin 1942. J’ai regretté qu’il n’existât pas alors une version doublée de ce film où souffle le plus beau souffle démocratique, et qui donne raison aux humbles fabri[c]ants de tracts, contre les maîtres des trusts de presse. Et je regretterai qu’on n’ai[t] pas doublé L’Arc-en-ciel3 ou Le Dictateur4. La version originale – la censure d’avant-guerre le savait bien – est un barrage qui écarte les spectateurs dès qu’ils se comptent par millions.

Charlie Chaplin partage cette opinion, comme il apparaît clairement dans ses entretiens avec Pierre Blanchar publiés ici-même. Mais il désapprouverait certainement comme nous l’exécrable version française de son Dictateur. Pour ma part, je juge que seuls devraient être autorisés les doublages approuvés par une équipe de techniciens désignée par la profession.

Je voudrais aussi qu’on limitât le nombre des films doublés. Notre cinéma n’est pas menacé par les versions françaises des Hauts de Hurlevent5 ou du Dictateur, mais par ces centaines de « Justiciers du Far West », par ces innombrables films B qu’un dumping systématique jetait avant-guerre sur notre marché. Ce dumping s’exerçait aussi dans la presse, l’information, les histoires en images, les photographies, etc. Mais ceci est une autre histoire… Limitons donc le doublage aux œuvres de qualité – et le cinéma international n’en produit pas plus de deux ou trois douzaines par an – et demandons, pour ce contingent, un contingent de films français doublés dans la langue étrangère correspondante. Il s’agit de notre prestige à l’étranger.

On a beaucoup parlé de nos succès d’avant-guerre dans les pays anglo-saxons. Ne les exagérons pas. La Femme du boulanger6 a été représenté à New York, en exclusivité un an et demi durant… mais dans une salle de trois cents places. Nos « triomphes » font carrière dans dix petites salles en Amérique, dans vingt en Angleterre. Le public des films français se limite là-bas à quelques dizaines de milliers d’intellectuels et de snobs, alors que nos films devraient toucher, par les grands circuits, des dizaines de millions d’hommes pour leur apprendre à aimer et à connaître la France.

Si nous parlons de notre propagande, il ne faut pas oublier que notre langue est moins parlée que l’anglais, le russe, le chinois et [l’]allemand, et l’espagnol même. Si nous voulons conquérir en Europe et hors d’Europe les marchés où l’on parle anglais, russe, italien, allemand ou espagnol, nous devons pratiquer une très large politique française du doublage. Le doublage est pour l’humanité une nécessité – ou un pis-aller – tant qu’une langue universelle n’aura pas été adoptée. Et même alors… Ne dit-on pas que les différences d’accent ont obligé à doubler, en Amérique, les films anglais ?

À bas donc le film mal doublé, mais vive le film traduit. Ne nions donc pas la réalité du doublage et adoptons une politique du film traduit. Cette question est d’une importance vitale pour notre cinéma à l’extérieur comme à l’intérieur.

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