Rencontre avec Emmanuel Menouna Ekani

Lauréat du prix ATAA de l’adaptation en sous-titrage d’un film anglophone

Crédit photo : Rémi Poulverel

Dans quel contexte vous a-t-on confié les sous-titres de Space Jam : Nouvelle ère, film pour lequel vous avez reçu un Prix ATAA ?

À 15 ans, j’avais adoré le film original Space Jam avec le mythique Michael Jordan. Ce premier opus avait été un succès. Dès connaissance de la sortie de Space Jam : Nouvelle ère, mon collègue Bob Yangasa – auteur du doublage – et moi-même avons exprimé notre intérêt pour ce projet à la Warner, et envoyé un email pour expliquer notre motivation et démontrer que nous serions la dream team pour cette adaptation. Et nous avons été choisis !

Sur le papier, ce film semblait enthousiasmant. Il rassemblait les mêmes ingrédients que le premier film : des personnages de dessins animés jouant au basket dans un monde fantastique avec la star actuelle du basket LeBron James, un mélange d'animation et de prises de vue réelles, et des séquences comiques. Malgré les critiques mitigées, le film a rempli son rôle de divertissement familial. À titre personnel, je me suis amusé sur ce projet, tout comme mon collègue Bob. C'est toujours gratifiant de contribuer à la traduction de films, même si ce ne sont pas toujours des chefs-d'œuvre cinématographiques. Quoi qu’il en soit, nous croyons tous les deux en l'importance de tenter notre chance et de saisir les opportunités qui se présentent.

Vous semblez aimer tout particulièrement travailler avec Bob Yangasa ? D’où vient votre complicité ?

Sans tomber dans un discours communautariste, je pense que nos origines africaines communes nous rapprochent. Nous avons ce lien. D’autant que nous ne sommes pas nombreux dans le milieu de l’adaptation cinématographique. Au début de ma carrière, je craignais que mes origines ethniques m’enferment dans un cadre réducteur, mais aujourd’hui je pense que cela peut s’avérer un atout pour certains films, en particulier ceux mettant en avant la culture noire américaine ou ayant des accointances avec les cultures africaines. J’ai grandi au Cameroun et il est indéniable que nous avons un background commun avec la communauté afro-américaine dans laquelle j’ai toujours baigné, via le cinéma et la musique. Au fil du temps, j'ai continué à développer cette affinité qui me permet de mieux comprendre certaines subtilités et nuances dans la traduction des films liés à ces sujets. C’est mon sentiment et j’ignore si mes clients ont la même perception. Mais la réalité de ma vie professionnelle me rassure, car je traduis des programmes extrêmement variés : films et séries d’animation, de guerre, pour la jeunesse… Néanmoins, je m’estime légitime pour l’adaptation de films concernant la communauté afro-américaine. J’y suis dans mon élément et c’est rassurant. Je me sens concerné par le sort de la communauté afro-américaine aux États-Unis et de la communauté africaine en général, et suis très fier d’avoir traduit Respect, le biopic sur Aretha Franklin, et le film Queen & Slim.

Crédit photo : Rémi Poulverel

Je suppose que vous êtes aussi sensible au sort des scénaristes américains dont la grève actuelle dure depuis plus de 100 jours. Pensez-vous que cela aura des conséquences sur votre activité ?

Par le passé, nous avons vécu une situation similaire : à Hollywood, la grève des scénaristes de 2007 1 avait déjà eu un impact sur notre activité. Aussi, l’arrêt actuel des productions me fait craindre une baisse du nombre de projets. A titre personnel, je m’y prépare : je travaille davantage pour constituer une réserve financière. J'ai même renoncé à mes vacances d’été pour accepter plus de traductions. J'espère que cela aidera à compenser la baisse de volume en 2024. Je discute également avec les labos pour explorer des solutions et saisir des opportunités inattendues. Parfois certains projets ressortent des tiroirs. Pendant la période du COVID, je me souviens d’avoir actualisé les sous-titres de Sex and the City en vue de sa rediffusion en France. Je m'appuie aussi sur mes compétences en espagnol, pour explorer des contrats ne provenant pas des États-Unis, et reste ouvert à des programmes tournés dans d'autres pays anglophones tels que le Royaume-Uni. En effet, les diffuseurs vont probablement diversifier leurs achats pour compenser le manque de nouveaux contenus américains, et pour maintenir leur offre. De mon côté, je suis prêt à élargir mes activités pour faire face à toutes les éventualités et à acquérir de nouvelles compétences pour rester actif.


Êtes-vous prêt à rester actif à n’importe quel prix ?

Je mets un point d'honneur à maintenir une certaine éthique et déontologie dans mon travail. Même si j'envisage de diversifier mes activités, je ne suis pas prêt à accepter des contrats de sous-titrage à des tarifs très bas. Pour moi, il est essentiel de conserver une certaine qualité d’adaptation car j'accorde une grande importance à la préservation de la valeur de notre métier. Je préférerais chercher un emploi alimentaire, comme caissier chez Picard ou ailleurs, que de céder à la tentation de baisser mes tarifs. Cela peut sembler provocateur, cependant cette affirmation reflète mon engagement envers la profession. Les conditions de travail et les tarifs dans le domaine du sous-titrage sont en déclin ces dernières années, mettant en danger notre métier. J'estime que nous devons protéger cette profession et des rémunérations équitables. Personnellement, j'ai la chance de travailler sur des projets aux tarifs satisfaisants, voire excellents. Mais ce n'est pas le cas pour tout le monde. Il est essentiel que nous continuions à lutter pour maintenir des tarifs justes et des conditions de travail acceptables pour l'ensemble de la profession.


La rémunération est au cœur des préoccupations du secteur, pourtant vous avez longtemps repoussé vos déclarations de droits d’auteur à la Sacem. Pourquoi avoir tant tardé ?

J’ai reporté cette démarche pour diverses raisons plus ou moins conscientes. Je craignais probablement la complexité administrative des formulaires à remplir. Peut-être est-ce aussi lié à mon éducation : mes parents m'ont toujours enseigné que l'argent n'était pas le plus important dans la vie, et lui préféraient l'entraide et la solidarité. Je n’ai que récemment pris conscience de l'importance de déclarer mes œuvres à la Sacem. C'est une responsabilité importante en tant que traducteur. Je regrette de ne pas l'avoir fait plus tôt, car il s'agissait de droits légitimes qui auraient dû m'être versés. Désormais, je suis à jour dans mes déclarations, notamment grâce au soutien de quelques collègues. Nous nous sommes mutuellement motivés pour remplir cette tâche.


Je suppose que nombre de ces collègues travaillaient pour Titrafilm où vous avez été opérateur de repérage et de simulation pendant 16 ans avant de devenir auteur. Comment cette activité technique vous a-t-elle préparé à l’adaptation ?

Durant mon Master 2 Traduction audiovisuelle de Strasbourg, je m’étais déjà exercé aux aspects techniques du métier, mais 60% de mes compétences ont été acquises sur le tas. En tant qu’opérateur de repérage, j'étais chargé de créer des cases vides qui correspondaient chacune à une portion de dialogue spécifique, avec des TC (temps codés) subdivisés en heures/minutes/secondes et en images. Très précise, cette étape exige une certaine sensibilité au rythme et à la fluidité des dialogues ; et de réfléchir au meilleur découpage d’un texte pour rendre les sous-titres les plus lisibles possibles. Mentalement, ce travail de repérage impliquait déjà une forme d'adaptation, et de capter la musicalité d’une œuvre. Une des personnes qui m’ont formé chez Titrafilm comparait le repérage à une sorte d'orchestration, avec ses courbes montantes et descendantes, ainsi que ses points d'arrêt précis. Cette image m’aide encore au quotidien. En effet, cette compétence reste à la base de mon travail actuel. Pour le public "non aguerri", ce n'est pas forcément évident ou perceptible, mais un mauvais repérage peut gâcher un film.


Loin de connaître toutes ces contraintes du métier, le grand public pense qu’une bonne adaptation doit être une traduction littérale et exhaustive. Regrettez-vous cet état de fait ?

Ce qui me préoccupe véritablement, c'est la baisse d’exigence des spectateurs vis-à-vis des sous-titres. Au fil du temps, je constate ce mouvement insidieux. Je ne blâme pas les spectateurs eux-mêmes, et je pense qu’il faut avant tout sensibiliser les médias, les distributeurs et les diffuseurs. Mais j’y vois également une question de société. Comment la baisse d’exigence en matière d’orthographe et de qualité de langue à l’école pourrait-elle relever l’exigence du spectateur pour les sous-titres audiovisuels. J’ai déjà entendu des jeunes me dire en toute franchise : « qu’est-ce qu’on s’en fout de l’orthographe si le message passe ? » Je constate qu’on abandonne progressivement un certain sens de la forme, de l'écriture, de la phrase bien faite. Cependant, malgré ces préoccupations, je reste confiant en ce qui concerne l'avenir de l'industrie cinématographique. Nous avons encore de belles opportunités devant nous. Cette situation n'entame en rien ma passion et mon engagement dans mon travail.

Crédit photo : Rémi Poulverel
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