Reflexiones sobre la traducción audiovisual (Juan José Martínez Sierra, dir.)

Si le titre principal de ce livre, Réflexions sur la traduction audiovisuelle, est assez parlant, le sous-titre et l’illustration de couverture ont de quoi intriguer. Le coordinateur de l’ouvrage s’en explique dans l’introduction : les « trois spectres, trois moments » évoqués font référence au conte de Dickens Un chant de Noël (A Christmas Carol, 1843). Les trois fantômes y sont ceux des Noëls passés, présents et futurs qui viennent successivement rendre visite à l’avare Scrooge. Plus prosaïquement, cet ouvrage collectif se propose d’étudier ces « trois moments » dans le domaine de la traduction audiovisuelle.

Cette image, qui peut paraître un peu forcée, témoigne néanmoins de la volonté de Juan José Martinez Sierra de sortir des sentiers battus. Il explique ainsi :

« Contrairement à d’autres ouvrages, celui-ci ne vise pas à être une somme de postulats théoriques ou une compilation de résultats de recherches. L’idée était de rassembler des points de vue diachroniques émanant des mondes universitaire et professionnel, à des fins de vulgarisation. Notre objectif premier est d’analyser, de l’intérieur, l’évolution de la traduction audiovisuelle en Espagne au cours des vingt dernières années1. » (p. 18)

Il faut préciser ici que « traduction audiovisuelle » est entendu dans le sens le plus large possible, incluant également des disciplines telles que le sous-titrage pour sourds et malentendants, le surtitrage, l’audiodescription ou la traduction de jeux vidéo ; autant de spécialités éloignées des préoccupations de L’Écran traduit et sur lesquelles je passerai.

Il n’est pas anodin que ce livre atypique paraisse en Espagne, pays où la publication d’études sur la traduction audiovisuelle est particulièrement florissante. On peut ainsi trouver plusieurs titres sur ce sujet parmi les livres de cinéma d’un éditeur généraliste comme Cátedra2 ou lire régulièrement des articles dans les nombreuses revues en ligne consacrées à la traduction3. Plusieurs chercheurs comme Frederic Chaume4, Jorge Díaz Cintas ou Patrick Zabalbeascoa (tous trois présents dans le livre) jouent un rôle très actif dans la recherche en traduction audiovisuelle au niveau international, avec de nombreuses publications aussi bien en castillan et catalan qu’en anglais. Enfin, les traducteurs font preuve d’un égal dynamisme : l’ATRAE (Asociación de Traducción y Adaptación Audiovisual de España) a vu le jour en 2010.

Centré sur la situation espagnole, le livre demande une certaine connaissance de l’histoire de la traduction audiovisuelle dans ce pays. À cet égard, on peut regretter, l’absence de repères historiques ou bibliographiques généraux permettant de guider le lecteur profane, même si les informations nécessaires sont souvent égrenées au fil de la lecture du texte.

Le livre est constitué de 18 chapitres, allant de trois à dix-sept pages. Si les chapitres ne sont pas distribués en sections clairement identifiées, des ensembles se dégagent assez nettement, notamment par spécialité. L’intérêt de l’ouvrage tient à la diversité des regards qu’il propose et J. J. Martínez Sierra précise à ce sujet :

« Il ne s’agissait pas de rédiger un ouvrage à portée exclusivement scientifique, académique ou technique, mais un livre de réflexions, voire de témoignages, où les opinions, les avis et les pratiques des auteurs parsèment librement les pages, et où, de plus, les mondes universitaire et professionnel vont de pair. » (p. 19)

Les contributeurs incluent des chercheurs, des directeurs artistiques (DA), des traducteurs, des comédiens, des chefs d’entreprises liées à la traduction audiovisuelle… Et, bien souvent, certains d’entre eux portent ou ont porté plusieurs de ces « casquettes ».

L’Espagne, on le sait, est un pays à forte tradition de doublage, comme l’Allemagne, l’Italie et la France. C’est donc au doublage qu’est consacré le premier ensemble, qui s’ouvre par un texte de Frederic Chaume sur l’étude de ce type de traduction. Après avoir rappelé les rapports entre théorie et pratique, l’auteur propose deux champs dignes d’intérêt, selon lui, pour l’avenir : les études empiriques sur la réception et les applications de la traduction audiovisuelle, notamment dans l’apprentissage des langues étrangères. Suivent deux témoignages, l’un d’une DA/comédienne et l’autre d’un comédien, qui retracent utilement l’évolution du doublage en Espagne. On peut malgré tout regretter des positions partisanes et péremptoires telles que « le doublage améliore souvent l’œuvre originale » ou « le doublage [espagnol] est le meilleur du monde ». Enfin, le dernier chapitre de cet ensemble retrace le point de vue d’un gérant de société qui a précédemment été traducteur, puis « ajustador » (adaptateur), la séparation (étonnante du point de vue français) de ces deux activités faisant d’ailleurs l’objet de plusieurs débats au cours de l’ouvrage.

Un seul chapitre est consacré à la voice-over, désignée sous le nom de « voz superpuesta » (« voix superposée »), mode de traduction souvent moins étudié5. Ivars A. Barzdevics le relie logiquement au doublage, mais aussi à la figure de l’« explicador » (« bonimenteur ») de l’époque du cinéma muet. Il s’agit là d’une étude très intéressante, tant du point de vue de la théorie que de la pratique. On y apprend notamment que le premier grand essor de la voice-over survint en 1983, avec la naissance des chaînes ETB1 (basque) et TV3 (catalane) ; le second coïncida avec la création des grandes chaînes privées, au début des années 1990 (p. 63). Si l’auteur, fort de ses dix-huit années d’expérience, remarque que les conditions de travail se sont dégradées de manière significative (constat qui revient au fil de l’ouvrage), il prédit une progression de la voice-over, notamment pour des raisons économiques.

Bien que le sous-titrage ait pris une place plus importante en Espagne au fil des ans, il demeure encore le parent pauvre de la traduction audiovisuelle : peu présent dans les salles de cinéma, il est parfois simplement calqué sur le doublage, avec les conséquences désastreuses que cela peut avoir, puisque les modes de traduction ne sont jamais interchangeables. Les éditions DVD les moins soignées ne proposent pas de sous-titrage pour les films américains, même si elles fournissent parfois la bande son originale.

L’étude du sous-titrage est pourtant florissante, à l’instar de ce qu’on peut observer plus généralement dans le champ de la recherche en traduction audiovisuelle. Le premier chapitre du livre consacré à ce sujet dresse un historique rapide et décrit le paysage en mutation du sous-titrage en Espagne. Après avoir exposé les raisons historiques de la prééminence du doublage, Eduard Bartoll Teixidor décrit la « timide émergence » du sous-titrage dans les années 1960, grâce à un arrêté ministériel de 1967 autorisant l’ouverture de salles d’art et d’essai dans les grandes villes et les zones touristiques6. L’apport de l’édition VHS dans ce domaine fut en revanche quasi nul. C’est dans les années 1990 que l’auteur (à la fois chercheur et traducteur) place le véritable tournant de la version originale sous-titrée, avec la naissance des multiplexes (notamment à Barcelone et Madrid), mais aussi l’avènement du sous-titrage électronique (festivals, cinémathèques), du DVD et des chaînes de télévision câblées. Plus récemment, on a en revanche assisté à une crise des salles de cinéma7 et à l’essor du fansubbing. Le texte se conclut par une évocation rapide de l’évolution de la recherche et de l’enseignement ; enfin, avec les précautions oratoires qui s’imposent, l’auteur estime « très probable que le sous-titrage fasse des adeptes parmi le public espagnol ».

L’article suivant est signé Santiago Torregrosa Povo, gérant d’un laboratoire de sous-titrage électronique. Surtout axé sur le passé, il explique avec force anecdotes l’évolution du sous-titrage électronique depuis l’époque des disquettes et des VHS. Son constat final est quelque peu paradoxal : même si le progrès technique a permis une certaine amélioration des conditions de travail des traducteurs, il s’est accompagné d’un gel ou d’une baisse des tarifs, que ne prend pas en compte l’auteur lorsqu’il affirme que « [le traducteur] n’a plus de prétextes pour ne pas exécuter son travail avec une totale efficacité » (p. 92).

Assez attendu pour ceux qui connaissent son travail8, le chapitre de Jorge Díaz Cintas, « À propos de communication audiovisuelle, du web, des internautes… et des sous-titres », fait l’état des lieux de l’» internétisation » du sous-titrage (notamment par le phénomène du crowdsourcing), opposant la « créativité » des sous-titreurs amateurs et le « conservatisme » des professionnels. Ce constat contestable allie un certain fatalisme (« qu’on le veuille ou non, ces nouvelles pratiques ont une incidence considérable sur la perception et la réception du sous-titrage par certaines parties de la population et, peu à peu, le secteur professionnel s’éveille à cette nouvelle réalité » [p. 105-106]) à une croyance, que j’ai du mal à partager, dans le « potentiel » de la « culture participative ». « L’avenir dira si ces pratiques de sous-titrage fusionneront avec la pratique professionnelle, donnant lieu à une nouvelle espèce hybride, ou si, au contraire, elles continueront à suivre des chemins parallèles mais radicalement différents », conclut Jorge Díaz Cintas (p. 107).

L’article le plus long de l’ouvrage est aussi l’un des plus intéressants. María R. Ferrer Simó y retrace ses quinze années de carrière, depuis ses débuts en tant que traductrice freelance jusqu’à la création successive de plusieurs sociétés aux activités de plus en plus diversifiées. Sans doute s’avance-t-elle un peu dans ses pronostics en prédisant la disparition du doublage, sur le modèle des pays nordiques, mais son texte donne un aperçu très riche de l’évolution de la traduction audiovisuelle espagnole. On a par ailleurs la surprise, dans ce texte, de voir évoqué le sous-titrage (pour un festival) d’un film en japonais : en effet, aucune autre langue que l’anglais n’est abordée dans les autres articles, et la présence hollywoodienne sur les écrans espagnols reste écrasante ; cela explique peut-être la présence de ce livre dans la collection « English in the World » de son éditeur.

Les chapitres 15 et 16, plus théoriques, prennent le relais du chapitre de Frederic Chaume en évoquant l’étude de la traduction audiovisuelle. Le premier, succinct, est assez lisible en raison de son articulation en courts paragraphes.

On pourra regretter que le chapitre qui clôt l’ouvrage ne fasse que survoler le sujet de la traduction pour les chaînes des communautés autonomes (en d’autres langues que le castillan), un domaine qui mériterait certainement plus de développements. De plus, ce texte très bref paraît un choix un peu étrange en guise de conclusion.

Livre enrichissant, novateur, abordable, Reflexiones sobre la traducción audiovisual rassemble des points de vue avec lesquels on peut parfois ne pas être en accord, mais a le mérite d’offrir des témoignages francs et personnels. Il intéressera en premier lieu les lecteurs désirant s’informer sur la situation de la traduction audiovisuelle en Espagne, mais pourrait également servir d’inspiration à des ouvrages similaires consacrés à d’autres pays.

Juan José Martínez Sierra (dir.), Reflexiones sobre la traducción audiovisual, Valence (Espagne), Publicaciones de la Universidad de Valencia, 2012, 238 p.

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