La traduction audiovisuelle en temps de crise

Sur le rapport Racine, le statut d’auteur et une crise inattendue

Nous, traductrices et traducteurs de l’audiovisuel, sommes des auteurs, au sens de créateurs de ces œuvres de l’esprit que sont les traductions. Mais nous dépendons des créations d’autres auteurs – scénaristes, dialoguistes et cinéastes – et nous nous mettons au service de ceux-ci pour transmettre leurs œuvres à des publics qui n’en comprennent pas la ou les langues originales.

Auteurs de sous-titrage, de doublage et de voice-over, nous avons pour particularité de nous inscrire dans une chaîne de production et de ne pas avoir systématiquement des rapports directs avec les créateurs originaux. Nos interlocuteurs immédiats sont nos commanditaires – sociétés de production, distributeurs de films, diffuseurs, prestataires techniques –, lesquels n’ont pas toujours conscience du statut d’auteur dont nous jouissons sur les plans juridique, social et moral.

C’est à ce titre qu’il nous a semblé important de nous exprimer sur le contenu de « L’auteur et l’acte de création », rapport remis au ministre de la Culture le 22 janvier 2020 par Bruno Racine, fruit de la mission qui lui avait été confiée en avril 2019 (téléchargeable ici).

Après avoir pris connaissance du rapport et des positions de plusieurs organisations d’auteurs, l’ATAA livre ici son point de vue, quatre mois après la parution du rapport. Qui plus est, personne ne pouvait envisager fin janvier la perspective qui est la nôtre aujourd’hui, celle d’une situation de crise sanitaire, sociale et économique qui perdure désormais.

Remarques générales

La mission Racine livre ici un diagnostic précis et fin de ce statut qui a tant de mal à s’imposer face aux administrations qui l’ont pourtant créé et face aux donneurs d’ouvrage qui n’en saisissent pas toujours les subtilités. Pourtant, la diversité des secteurs professionnels et des situations n’a pas dû faciliter la tâche. Il est vrai que le secteur de l’audiovisuel est peut-être moins présent dans ce rapport que ceux du livre ou des arts plastiques. Et si la traduction y est essentiellement représentée par les traducteurs et traductrices littéraires, c’est simplement parce que l’ATAA n’a pas été auditionnée par la mission, à la différence de l’ATLF (Association des traducteurs littéraires de France).

Dans son diagnostic, le rapport pointe, sans surprise, « une tendance générale et durable à l’érosion des revenus des auteurs » (p. 17), face à des effectifs en augmentation constante depuis plusieurs décennies. Il souligne aussi une « difficulté à appréhender la situation des artistes-auteurs qui n’est pas sans lien avec la difficulté à les définir » (p. 27).

En effet, l’artiste-auteur est défini par son œuvre achevée, abstraction faite de toutes les étapes plus ou moins longues de gestation qui ont conduit à sa création.

Le temps de travail n’est pas souvent pris en compte, alors que par ailleurs, l’artiste-auteur en France relève du régime général de la Sécurité sociale, comme les salariés.

Le rapport identifie aussi un malaise bien connu des auteurs face à une administration qui connaît souvent moins bien que nous-mêmes les subtilités de notre statut et les règles qu’elle est censée mettre en œuvre.

Enfin, la mission Racine a été frappée par l’émiettement de la représentation des auteurs (associations, syndicats, guildes, ligues, chartes, comités ou réseaux) qui en dit long sur « l’attachement à des identités artistiques propres » (p. 37), au détriment sans doute d’une convergence des objectifs de défense des artistes-auteurs.

Sur quelques préconisations

Au-delà du bilan dressé sur une cinquantaine de pages, le rapport énonce 23 recommandations qui nous semblent toutes aller dans le sens d’une amélioration du statut et de la situation individuelle et collective des auteurs, quelle que soit leur activité. Elles constituent une base solide de réflexion pour une nouvelle organisation des relations des auteurs avec les commanditaires et les pouvoirs publics. L’ATAA souhaite vivement que ses préconisations soient retenues et débattues, notamment par le législateur.

Cinq de ces recommandations ont attiré notre attention et suscitent quelques précisions et commentaires :

Recommandation n° 7 : « Créer un Conseil national composé des représentants des artistes-auteurs, des organismes de gestion collective et des représentants des producteurs, éditeurs et diffuseurs… »

La représentation des auteurs – dispersée, comme le pointe le rapport – pourrait effectivement bénéficier d’un rassemblement au sein d’une instance fédérant l’ensemble des organisations des différentes corporations d’auteurs. Il paraît en outre légitime d’encourager un dialogue entre un tel regroupement et les producteurs, éditeurs et diffuseurs. Toutefois, il s’agit de faire preuve de vigilance.

En effet, comme d’autres organisations professionnelles, l’ATAA estime qu’un conseil rassemblant les auteurs de tous domaines, c’est-à-dire des créateurs, ne saurait, par définition, inclure les producteurs, éditeurs et diffuseurs. Certes, ces derniers facilitent la concrétisation et la diffusion des œuvres et, pour ce qui nous concerne, de leur traduction. Mais ils n’en sont, à aucun titre, les auteurs.

Recommandation n°17 : « Instaurer de manière partenariale avec le CNL et la SOFIA une rémunération des auteurs de bande dessinée et littérature jeunesse, dans le cadre de leur participation à des salons et festivals. »

Les traducteurs et traductrices de l’audiovisuel sont souvent sollicités, dans des salons et festivals de cinéma ou de séries, pour y parler de leurs métiers qui suscitent beaucoup d’intérêt chez le grand public, en particulier chez les jeunes. Il va de soi que ces prestations doivent être rémunérées à leur juste valeur par les organisateurs. Or, ce n’est pas toujours le cas, loin s’en faut. Le principe et le montant d’une juste rémunération pourraient être établis en partenariat avec le CNC, et l’attribution des aides du CNC conditionnées au respect de ces règles.

Recommandation n° 18 : « Conditionner l’allocation d’aides publiques au respect des règles et bonnes pratiques relatives aux artistes-auteurs. »

Sur ce point, viennent par exemple en tête les éditeurs vidéo qui touchent des subventions de la part du CNC mais ne proposent que rarement des tarifs acceptables aux adaptateurs de leurs programmes.

Recommandation n° 20 : « Veiller à ce que les étudiants des établissements d’enseignement artistique bénéficient de formations relatives aux aspects juridiques, administratifs et commerciaux de leur future carrière. »

Le rapport souligne avec justesse « l’insuffisante préparation des futurs auteurs, pendant leur formation, à la confrontation au monde professionnel » (p. 41). Ce constat vaut aussi pour les futurs traducteurs et traductrices de l’audiovisuel.

L’ATAA estime plus généralement qu’il est indispensable d’associer en permanence les organisations professionnelles aux modalités de recrutement des étudiants par les filières de formation. Des études approfondies et régulières de la réalité professionnelle de la traduction audiovisuelle sont nécessaires pour évaluer le nombre de traducteurs-auteurs à former chaque année, de façon à ce qu’ils puissent s’intégrer sur le marché sans être relégués, comme c’est trop souvent le cas, à une précarité liée aux faibles rémunérations et aux piètres conditions de travail imposées par de nombreux commanditaires, au risque d’un appauvrissement de la profession, au sens propre comme au figuré.

Recommandation n° 22 : « Renforcer et multiplier les programmes d’échanges internationaux au bénéfice des artistes-auteurs, des critiques d’art, des commissaires d’exposition et des conservateurs. »

Si cette recommandation concerne avant tout la création, en particulier dans le domaine des arts plastiques, elle suscite des réflexions chez les traducteurs de l’audiovisuel. Profession marquée par l’isolement, la traduction a tout à gagner d’échanges internationaux, singulièrement la traduction audiovisuelle dont le rythme de production ne laisse guère de place à la prise de recul et à l’échange, tant au sein de la profession qu’avec les autres métiers auxquels elle est directement liée.

Des programmes d’échanges internationaux dans notre domaine permettraient aux traducteurs de partager la connaissance de leurs pratiques, de leurs conditions de travail et de rémunération, ainsi que des différentes approches du droit d’auteur d’un pays à l’autre. Les organisations professionnelles transnationales existantes peuvent participer à l’élaboration de tels programmes, comme par exemple l’AVTE (Audiovisual Translators Europe).

En outre, la mise en place d'échanges internationaux, et nationaux, avec les associations de scénaristes nous semblerait également fructueuse. Nous sommes en effet réunis par l'activité de création et il nous arrive d'entretenir des rapports professionnels directs avec les scénaristes.

Le rapport Racine dans le contexte du coronavirus

Les recommandations 14 et 15 du rapport Racine sont d’une actualité plus brûlante encore avec la crise actuelle : « Faciliter l’accès aux règles applicables aux artistes-auteurs […]. S’assurer que tous les organismes de sécurité sociale connaissent les règles applicables aux artistes-auteurs et disposent d’une personne ressource identifiée comme référent. »

L’application de ces deux recommandations est une urgence que la crise actuelle remet gravement en lumière et illustre de façon regrettable. Dès le mois de mars, l’État a décidé de mesures d’aide à destination des entreprises. Mais l’accès à ces mesures pour les artistes-auteurs n’a commencé à être possible que plus de deux mois et demi plus tard, fin mai. S’il est maintenant possible aux auteurs de faire connaître leur manque à gagner pour mars 2020, il demeure difficile de faire de même pour les mois d’avril et de mai, à l’heure où nous écrivons. Il aura fallu toute l’énergie de bénévoles des organisations professionnelles d’auteurs, dont l’ATAA, ainsi que l’action des organismes de gestion collective des droits d’auteur, pour qu’une case « artiste-auteur » soit créée dans le formulaire disponible sur le site impot.gouv.fr.

En outre, il reste très difficile de sensibiliser l’administration fiscale et sociale au fait que les revenus des auteurs sont fortement marqués par l’irrégularité et que les effets de l’inactivité, contrainte par le confinement et les phases progressives de déconfinement, vont perdurer pendant plusieurs mois au-delà d’un retour, encore hypothétique, à une situation « normale ». De plus, le décalage entre le temps de la commande et celui de son règlement, d’une durée pouvant aller jusqu’à 3 mois, rend la mesure d’aide imprécise et injuste. À cet égard, nous partageons totalement le point de vue récent des Scénaristes de cinéma associés1.

Un rapport qui ne doit pas finir dans un tiroir

Si le rapport de la mission Racine a le grand mérite de faire des constats justes et de proposer des préconisations concrètes et sérieuses, il reste au ministère de la Culture et au parlement d’en traduire l’esprit en termes législatifs, sous réserve que la concertation avec toutes les organisations professionnelles concernées ait véritablement lieu et ne soit pas réduite à une simple consultation sans lendemain.

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