Interview d’Emmanuelle Boillot et Imane Khalil

Lauréates du prix ATAA 2019 pour Le Caire confidentiel de Tarik Saleh

Adaptation d’un film en sous-titrage non anglophone

Comment avez-vous été amenées à travailler sur ce film ?

Emmanuelle : C’est le laboratoire de sous-titrage Hiventy qui m’a recommandée à Julia Santoni de Memento. Cette dernière recherchait activement un adaptateur pour Le Caire confidentiel. Mon expérience de l’écriture à quatre mains a probablement pesé dans son choix de travailler avec moi. Chinois, arabe palestinien, danois : au cours de ma carrière, il m’a souvent été donné d’adapter des textes depuis une langue que je ne parle pas. Mais le premier défi a été de rencontrer une personne traduisant l’arabe égyptien. Aussi j’ai fait appel à mon réseau, à mes consultantes en arabe libanais et syrien, à mes amis de « Langues orientales ». Également au réseau de mon réseau... Et on m’a présenté Imane ! Bien que n’ayant aucune connaissance de la technique du sous-titrage, elle a été partante pour cette aventure !

Imane : Oui, j’étais enthousiaste ! Je n’avais qu’une seule exigence : que le film ne dénigre pas l’Égypte, l’armée ou la police que j’affectionne particulièrement. Passée cette première réserve, j’ai confirmé à Emmanuelle la particularité du dialecte égyptien. Il y a 20 ans, il était compris dans tout le monde arabe. À l’époque, le cinéma égyptien vivait son âge d’or et était diffusé dans l’ensemble des pays arabophones. Depuis, la langue cairote a évolué. Même si l’arabe littéraire reste stable et compréhensible de tous, l’arabe quotidien doit être passé au filtre de la culture locale. En effet, un même mot peut prendre une signification différente selon l’intonation. Les mimiques, l’expression des yeux et des mains peuvent aussi induire un sens autre. Ce trait culturel est propre à chaque pays arabophone. Pour Le Caire confidentiel, il était impératif de faire appel à un natif du pays pour comprendre l’âme du texte et la subtilité de la langue.

© Rémi Poulverel

Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

Emmanuelle : Le Caire confidentiel est un film complexe réunissant de nombreux registres de langue. Les discours d’Hosni Moubarak et les voix off de journalistes commentant l’actualité à la télévision relevaient de l’arabe classique. Ces archives nous ont demandé d’être précises dans leur adaptation. D’autant qu’en cours de travail, il a fallu tout reprendre suite à une modification du montage... Par ailleurs, le film bascule fréquemment dans le langage de la rue, entre combines et petites magouilles. Pour ce registre, j’ai finalement utilisé le même langage que les flics des films américains. Ça fonctionnait !

Imane : Le Caire confidentiel est en effet truffé d’argot, mais je n’ai pas ressenti de difficulté à le comprendre. Je suis originaire du Caire. Et même si j’habite en France depuis 20 ans, mes liens constants avec ma famille sur place, ainsi que les réseaux sociaux ont permis d’entretenir la contemporanéité de ma langue. Par ailleurs, j’appartiens à la même génération que le réalisateur1. Cela a probablement contribué à ce qu’il n’y ait pas de décalage.

Emmanuelle : L’autre difficulté tenait probablement à l’intrigue policière elle-même. Tarik Saleh a commencé son tournage en Égypte mais a finalement dû le finir dans un autre pays. Cela a peut-être créé quelques fragilités dans le scénario. Certains questionnements demeurent. Les jeux de pouvoirs et de corruption sont un peu flous. Au final, il est compliqué d’identifier les vrais commanditaires des meurtres. J’ai préféré noyer le poisson pour ne pas faire mentir le scénario. Néanmoins, la critique politique est le véritable thème. La corruption existe à tous les niveaux et cette gangrène est difficile à combattre. De ce point de vue, l’idée de chaos général est bien retranscrite.

Imane : En effet, nous avons hésité sur certaines répliques. Mais Emmanuelle m’a expliqué que ce n’était pas de la responsabilité des adaptateurs de modifier le texte original ou encore de changer de registre. Notre mission n’était pas d’arranger les dialogues.

© Rémi Poulverel

Ce film a-t-il nécessité davantage de recherches du fait de l’actualité du sujet ?

Emmanuelle : Quel que soit le film, des recherches sont souvent indispensables. Pour Le Caire confidentiel, je me suis évidemment documentée sur le Printemps arabe, sur la politique et le contexte historique. Par ailleurs, il était essentiel de traduire correctement les noms officiels et de ne pas commettre d’erreur. Par exemple, le choix de la « Sûreté intérieure » est issu de mes recherches documentaires.

Imane : J’ai recommandé à Emmanuelle la lecture des Chroniques de la révolution égyptienne d’Alaa El Aswany. Ce livre retrace la montée progressive de la contestation au Caire jusqu’à la chute de Moubarak.

Concrètement, comment avez-vous collaboré ?

Emmanuelle : Imane traduisait littéralement le texte en m’indiquant l’ordre des mots et des idées, ensuite je réécrivais et transcrivais en sous-titres. Pendant trois semaines intensives, je lui ai demandé de paraphraser de multiples fois un même passage afin de trouver le ton juste avec le bon placement et la longueur exacte. Il ne fallait surtout pas faire de coupes aux mauvais endroits ou rendre le texte incohérent par rapport à l’intonation ou l’attitude du personnage. Pendant de nombreuses années, j’ai fait de la simulation (premier visionnage d’un sous-titrage, avec le client, pour validation finale). Avec l’expérience, on sent instantanément lorsqu’il y a des erreurs. Mon sens du dialogue et du découpage m’ont été précieux.

Imane : Oui, c’était intense ! À tel point que je ne voyais pas les heures passer. Mon niveau de français n’est pas parfait. En fait, je le comprends mieux que je ne le parle. Il a fallu beaucoup d’énergie à Emmanuelle pour m’aider à identifier les bonnes expressions. Elle me proposait d’innombrables versions jusqu’à ce que je lui dise : “Oui, c’est ça ! ”

Aujourd’hui, je suis très fière de cette collaboration et du prix que nous avons reçu. Et je voudrais profiter de cette interview pour dire ce qui me tenait tant à cœur lors de la cérémonie : pour moi, un film étranger bien traduit, est un film qui nous fait rêver et voyager à travers son langage et sa culture. Traduire un film étranger c’est le faire revivre dans une autre âme tout en gardant son âme d’origine.

© Rémi Poulverel
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