« Étrangères dans leur propre langue » : Poto, Cabengo et les sous-titres

Le 11 mars 2013, au Centre Pompidou, à Paris, a été projeté le film Poto and Cabengo (1979), en clôture d’une programmation intitulée « “Wuhs dis now ?” Langues imaginaires et inventées au cinéma1 ». C’était loin d’être une coïncidence : « Wuhs dis now ? » est une réplique tirée de ce film, et la responsable de cette programmation, Judith Revault d’Allonnes, avait choisi « Poto et Cabengo » comme identité sur Internet, sur son blog comme sur Twitter. Si l’on devait fournir un résumé de Poto and Cabengo, film complexe, passionnant et difficile à cerner, on pourrait dire qu’il s’agit d’un documentaire sur deux sœurs jumelles qui auraient « inventé leur propre langage ». La langue, les langues, à la fois sujet et moteur du film, y sont représentées avec une grande inventivité formelle, notamment du point de vue de l’utilisation des sous-titres.

Le réalisateur, Jean-Pierre Gorin, a été un proche collaborateur de Jean-Luc Godard entre 1968 et 1972, notamment au sein du groupe Dziga Vertov. Ils ont coréalisé six films : Vent d’est (1969), Lotte in Italia (1969), Vladimir et Rosa (1971), Tout va bien (1972) et Letter to Jane (1972)2. Gorin s’est ensuite installé en Californie, où il enseigne aujourd’hui encore le cinéma. En 1978-1979, il a tourné son premier long métrage, Poto and Cabengo, suivi par Routine Pleasures (1986) et My Crasy Life (1991).

Poto and Cabengo a été coproduit par Gorin et la chaîne ouest-allemande ZDF (Zweites Deutsches Fernsehen) dans le cadre d’une case hebdomadaire appelée « Das Kleine Fernsehspiel3 », que l’on peut traduire par « Le petit jeu télévisé » et que son programmateur, Eckhart Stein, a décrit comme « un atelier permettant de développer de nouvelles formes de télévision, un forum où les réalisateurs débutants (ou prenant un nouveau départ) peuvent proposer des idées qui n’ont pas encore été essayées4 ». Les films en question étaient souvent montrés dans des festivals, parfois avant leur télédiffusion, ce qui a été le cas pour Poto and Cabengo.

Ce film pose, de par sa nature, la question de la traduction et, avant cela même, de la compréhension. Cet aspect est traité dès la conception de l’œuvre, par l’auteur lui-même ; je commenterai donc ici principalement la version livrée à la ZDF, et qui prend comme langue de référence l’anglais, que ce soit dans le commentaire en voix off (dit par le réalisateur, avec un assez fort accent français) ou dans les inscriptions à l’écran (il s’agit de la version éditée en DVD en 2012 par Criterion, aux États-Unis). Cependant, il sera intéressant de se pencher aussi brièvement sur la traduction du film en Allemagne (pour des raisons à la fois linguistiques et liées à la production), ainsi qu’en France, pays du réalisateur, où l’œuvre n’a toutefois jamais connu d’exploitation commerciale.

Au fil de l’enquête

Le projet de Poto and Cabengo est né d’un double hasard : en 1977, Eckhart Stein, de passage en Californie, demanda un projet de film à Jean-Pierre Gorin. Ce dernier venait de lire dans les journaux l’histoire de Virginia et Gracie Kennedy, et proposa ce sujet au programmateur, en affirmant (de façon mensongère) avoir déjà rencontré les fille5. Lorsqu’il commença son enquête, il s’aperçut, selon ses dires, qu’elles « parlaient anglais » (comme on le verra, la situation était un peu plus complexe que cela). Et pour le citer : « À ce moment-là, deux solutions : soit on se dit “Il n’y a plus de sujet à traiter, le film ne se fera pas”, soit, au contraire, on dit “Là, cela devient intéressant justement parce qu’il n’y a pas de sujet à traiter6.” »

Poto and Cabengo est un film relativement court (73 minutes) que l’on peut trouver assez déroutant par sa facture et sa construction peu « classiques » (un critique de l’époque l’a décrit comme « confus, montrant les preuves de manière bancale7 »). Tout comme il présente des sons de natures très diverses, il mélange plusieurs types d’images, notamment celles que Gorin et son équipe ont tournées à partir d’août 1978, soit un an après l’apparition des premiers articles consacrés à l’histoire des jumelles. Si j’ai employé plus haut le mot « enquête », c’est à dessein : le réalisateur lui-même se présente en tant que détective privé de ce film à la première personne. Il s’en est expliqué dans une interview : « Il y a une voix qui est la mienne et qui est une voix noire, comme dans les histoires de détectives. […] C’était à l’évidence une voix modelée sur le brave Chandler. La voix d’un gars qui s’aperçoit que le mystère du crime est vite élucidé mais que le processus d’élucidation le confronte à un problème éthique moins facile à résoudre8. » L’allusion à Raymond Chandler était encore plus flagrante dans l’un des titres envisagés pour le film, Farewell my Lovelies9, référence au roman Farewell, my Lovely (Adieu ma jolie, 1940).

Un « essai filmé »

Mais Gorin est ici à la fois Raymond Chandler et Philip Marlowe, l’écrivain et son personnage, et à ce titre, il se met en scène lui-même. Il qualifie tous ses films d’« essais filmés », genre difficile à cerner, généralement rattaché au documentaire, et plutôt désigné ainsi par les critiques que par les cinéastes, au même titre que les films noirs, d’ailleurs, construction critique a posteriori. En voici tout d’abord une brève définition synthétique : « L’essai filmé [essay film] est un champ ouvert à l’expérimentation, situé au croisement de la fiction, du documentaire et du cinéma expérimental10. » En 2007, invité par la Viennale à élaborer une programmation sur l’essai au cinéma, Jean-Pierre Gorin choisit de l’intituler « La voie du termite », en référence à son ami, le critique étasunien Manny Farber, et à son texte « L’art termite et l’art éléphant blanc11 », dans lequel, selon le résumé de Gorin, l’auteur

« partage les films en deux catégories : les éléphants blancs et les termites. Les éléphants blancs se cachent derrière le grandiose de leur sujet, ils ont une stratégie qu’ils poursuivent sans jamais la changer. Et il y a le termite. Le termite part d’une prémisse, et puis il la grignote. On ne sait pas où ça va, ni comment ça va, le termite lui-même ne comprend pas très bien : il bouffe12… »

On comprend, bien entendu, que Gorin classe les essais dans la catégorie des « termites ». Dans l’introduction du catalogue accompagnant sa programmation, il explique sa propre conception de l’essai au cinéma, écrivant notamment :

« Dans un essai filmé, le statut d’une image, le statut d’un son, que ce soit une voix, un bruit ou quelques accords de musique, diffère radicalement du statut que les mêmes éléments occupent généralement dans un film de fiction ou un documentaire. Ce n’est pas que l’enjeu soit plus important, mais c’est quelque chose de complètement différent. Il y a une linéarité dans les chronologies de la fiction (même si l’ordre de leur présentation peut être chamboulé) et dans l’exposition factuelle des documentaires (même si les réalités décrites peuvent être complexes) qui ne remet pas en question la nature de l’image filmique et de son déroulement. À l’opposé, un essai filmé procède inlassablement à des opérations essayant d’interrompre ou de faire dévier ce déroulement et de le rediriger sur lui-même. L’essai filmé résiste à sa propre temporalité, à sa propre progression. Cette résistance peut prendre la forme d’une récurrence laissée telle quelle ou d’un recadrage par le son. Un bon essai filmé doit peut-être sa réussite à ses mille et une façons de résister au temps, de retarder son passage. Schéhérazade réside dans les palais bâtis par les réalisateurs d’essais filmés13. »

Si j’insiste sur le concept de l’essai filmé, tel que décrit par Jean-Pierre Gorin, c’est parce que ce passage s’applique parfaitement à Poto and Cabengo dans son ensemble, mais aussi, par extension, au traitement de la langue dans le film, examinée sous toutes ses coutures.

Stratégies formelles

Les premières minutes annoncent les méthodes formelles particulières utilisées par le réalisateur. On entend d’abord une voix off (la sienne) sur un écran noir. Ensuite, quatre plans, tirés d’un comic strip nommé par le commentaire, The Katzenjammer Kids (connu en France sous le titre Pim, Pam et Poum). Les trois derniers plans viennent de la même case, dont le dialogue est lu par une voix masculine : la case est montrée dans son ensemble, puis l’on voit un agrandissement des deux personnages d’enfants, Hans et Fritz, et enfin, une partie du texte. Suit le carton de titre du film, dont la signification ne sera donnée qu’à la 29e minute, sans emphase (il s’agit des surnoms que les filles se donnent entre elles). Un carton indique ensuite la date à laquelle ont été enregistrées les jumelles, dont on entend les voix sur un fond noir ; noir que vient troubler à deux reprises la phrase « What are they saying? », question de départ de Gorin inscrite à l’écran, qui défile de droite à gauche et réapparaîtra fréquemment au cours du film. C’est évidemment la question que se pose aussi le spectateur, confronté pour la première fois à une élocution décrite ainsi par un article de l’époque : « Comme si on jouait une cassette en accéléré sur un magnétophone, avec un mot compréhensible qui émerge de temps en temps14. » Le contexte de l’histoire est ensuite présenté par le biais des médias : quatre extraits d’articles lus par « une voix neutre, parfaitement intelligible », comme l’a décrite Gorin lui-même15. À l’écran, trois types d’images alternent : des écrans noirs, des travellings sur des portions de journaux et des phrases tirées d’articles, soit en plan fixe, soit défilant horizontalement. Enfin, les filles apparaissent seules à l’écran dans une vidéo tournée en août 1977, dans le cadre d’études menées sur elles par des orthophonistes.

Outre l’utilisation de l’écrit, qui sera décliné de diverses façons inventives, on voit déjà ici l’une des principales stratégies du film : l’isolement, à partir d’un tout, de composantes distinctes, d’éléments séparés, dans le but de faire ressortir les informations importantes. C’est le cas lorsque l’écran est noir alors que le son subsiste. La démarche est claire : attirer l’attention sur le son, la parole (Gorin : « Avec Poto and Cabengo, j’ai vraiment poussé au maximum mon envie de faire un film sonore16 »). L’isolement est également le point de départ de l’histoire : à la naissance des deux filles, en 1970, les médecins dirent aux parents qu’elles risquaient d’avoir un retard mental. Ils les isolèrent, les privant ainsi de toute possibilité d’interaction avec les autres enfants. Virginia et Gracie vécurent tout le début de leur vie « dans leur monde ». Gorin commence son commentaire par cette phrase : « On peut seulement être un étranger dans une langue autre que la sienne » [You can only be a foreigner in a language other than your own], qu’il répète et complète quelques minutes plus tard par « ces deux-là étaient étrangères dans leur propre langue, et c’était cela qui était fascinant » [these two were foreigners in their own language, and that’s where the fascination was]. Mais comme « l’énigme » est déjà résolue au moment où il commence à tourner, il emploie une autre stratégie pour ménager le « suspense », en choisissant de différer les informations. Enfin, le film, basé sur la prétendue « langue secrète » des filles, aborde en cours de route d’autres problématiques que celle du langage.

Une fois passée cette présentation, Gorin met en scène son entrée dans le récit, par le biais de photos de lui lisant le journal, à sa machine à écrire, puis au volant de sa voiture : l’enquête débute. Après un plan depuis le véhicule en mouvement, puis des images de cartes géographiques pour préciser la destination de « l’enquêteur », le film nous montre les images tournées par Gorin le jour de sa rencontre avec les deux jumelles (le 15 août 1978, nous est-il précisé). Il est difficile d’affirmer qu’elles « parlent anglais », mais elles sont plus compréhensibles que sur les vidéos datant de l’année précédente (et qui sont montrées régulièrement au cours du film). Dans cette séquence, Gorin, qui ne s’exprime pas sur la bande-son, emploie plusieurs méthodes successives pour « commenter » ou accompagner visuellement les paroles des filles :

1) des points d’interrogation défilants, relayant aussi bien l’étonnement du spectateur que celui du réalisateur ;

2) des sous-titres défilant à l’horizontale, ou « crawlers17 », qui transcrivent les quelques bribes compréhensibles ;

3) enfin, des sous-titres fixes « classiques ».

Il faut ajouter à cela l’emploi d’écrans noirs, soit accompagnés de son, soit silencieux, ainsi que des arrêts sur image (ou « arrêts sur visage », selon la belle formule d’Arnaud Lambert18, à propos de Sans soleil [Chris Marker, 1983], dans le cas de regards caméra), façon d’arrêter un plan sans que la bande-son, d’ailleurs, ne soit toujours stoppée.

Gorin dit ensuite (en voix off) : « À la fin de la première journée, je me suis rendu compte que ce que j’entendais était une langue créolisée et que pour comprendre d’où elle venait, je devrais écouter les voix qui avaient dominé leur vie » [At the end of the first day, it dawned on me that what I was hearing was a creolized language and that to understand how it had come to be, I would have to listen to the voices which had dominated their lives]. Il retrace donc l’histoire familiale et fait entendre Tom, le père, Chris, la mère, et Paula, la grand-mère. Dans les trois cas, il s’agit de monologues, non interrompus par l’intervieweur ou le commentaire. La mère et la grand-mère des jumelles sont allemandes et sont arrivées aux États-Unis peu après la Seconde Guerre mondiale. Paula, qui ne parle que très peu anglais et vit au domicile familial, est celle qui a le plus côtoyé les jumelles. Lorsqu’elle apparaît dans le film, elle s’exprime en allemand avec des sous-titres anglais : utilisation traditionnelle du sous-titrage pour traduire une langue autre que celle de référence (l’anglais, choisi comme langue de départ par le réalisateur).

Les deux séquences suivantes, titrées (à l’écran) « A Dinner » et « Four-Way Conversation over a coloring book » représentent deux « pièces à conviction » que Gorin porte au dossier. La deuxième, moins intéressante, permet simplement de constater que Chris et Paula parlent principalement en allemand entre elles, même lorsqu’elles sont avec les filles. Leur conversation se déroule sur fond noir.

La séquence se déroulant pendant un dîner est sans doute la plus passionnante du film en ce qui concerne l’utilisation des sous-titres. Il ne s’agit pas du repas dans son intégralité, bien entendu, mais d’un aperçu d’environ deux minutes.

Dissection d’un dialogue autour d’une table

La séquence commence par un gros plan sur Gracie, puis un zoom arrière cadre les deux sœurs ensemble. Elles sont attablées, leur mère vient de leur apporter leurs assiettes. La caméra suit ensuite Chris en travelling le temps qu’elle pose le plat suivant (une salade) sur la table, puis revient sur les jumelles, préférant recueillir leurs réactions que se focaliser sur les autres personnages, pourtant généralement plus loquaces qu’elles. Le dernier recadrage réunit Gracie et sa mère, qui lui parle. Pendant toute la séquence, Tom reste assis à une extrémité de la table ; on entend Paula depuis la cuisine.

« C’est une côtelette de porc » [That’s a pork chop], explique Tom aux filles, avant de dire le bénédicité. Une première perturbation survient ensuite dans le déroulement du film : comme la viande est trop chaude, Paula fait une suggestion en allemand à sa fille (« Essen wir erst ’n Salat, Schatzi » [« On n’a qu’à commencer par la salade, ma chérie »]). L’image se fige alors sur le visage de Gracie et la phrase est répétée, en même temps qu’elle apparaît à l’écran sous la forme d’un sous-titre allemand. Viennent ensuite des sous-titres défilants contenant des bribes du dialogue entre Chris et Tom, portant sur la composition de la salade (qui s’avère être mixte). On constate que Tom emploie lui aussi des mots en allemand, comme « pommes de terre » [Kartoffel] ou « mixte » [gemischt], ce dernier déclenchant à nouveau un arrêt sur image et une boucle sonore. Gracie, cadrée en gros plan, répète à ce moment-là le mot « gemischt ». Interruption suivante : Paula dit (comme l’indique le sous-titre, cette fois simultané) « Hier is peach mit Schlaglecker! », que traduit en anglais le sous-titre suivant, alors que la phrase est répétée (« Voici des pêches avec de la crème fouettée (miam !) » [Here are peaches with whipped cream (yummy)!]) sur un arrêt sur image (Gracie, l’œil brillant). Enfin, dans le dernier dialogue de la scène, Gracie est cadrée avec Chris, située à sa gauche. La discussion porte sur le type de couteau dont dispose Gracie, ce qui ramène au tout début de la scène, quand sa mère lui avait dit qu’elle devrait couper sa viande elle-même. Cette fois-ci, Gracie est intriguée par une phrase de son père et demande des explications, fournies (à un débit rapide) par sa mère. L’écran devient alors noir, puis on réentend la conversation qui vient d’avoir lieu (« nettoyée » d’éléments extérieurs, coupés au montage sonore), retranscrite simultanément en sous-titres. La voici avec les noms des intervenants ajoutés ici pour plus de clarté :

Tom : …And a Käse knife…

Gracie : A Käse knife? What’s a Käse knife for? Is that a Käse knife?

Chris : What?

Gracie : That one.

Chris : No, that’s not a steak knife. What you got is a steak knife.

Gracie : Why I got a steak knife?

Chris : Because what you’re eating is a schnitzel, and that’s something like a steak. You’re using a sharp knife going mit it.

(À noter que la typographie des sous-titres ne distingue pas les mots allemands employés, par exemple en les mettant en italiques.)

La discussion reprend ensuite normalement, pendant quelques dizaines de secondes, avant la fin de la scène.

Dans une interview, Gorin a décrit à la fois son intention et sa méthode à propos de cette séquence :

« Par le biais de la dématérialisation visuelle, à l’écran, des mots échangés pendant le dîner et par la répétition de ces mots en boucle sur la bande-son, le spectateur reçoit et analyse la langue telle que la perçoivent les jumelles, une langue qui ne reste pas en place, qui glisse constamment de l’anglais à l’allemand et inversement. Cette méthode permet de faire comprendre comment les jumelles se sont retrouvées perdues dans cet espace linguistique19. »

D’après la séquence elle-même et ce qu’en dit Gorin, on pourrait parler de sous-titres « impressionnistes », une sorte de « salade mixte » mélangeant diverses techniques : sous-titres inter- et intralinguistiques, mobiles et fixes, boucles de dialogues… Il s’agit là d’une séquence extrêmement travaillée sur les plans visuel et sonore, mais surtout, structurée autour des éléments saillants de ce « mélange » de voix et de langues. Et à ce stade, le spectateur dispose certainement d’assez d’éléments pour comprendre ce qui a pu arriver aux filles. Notons que les sous-titres, ici, s’appliquent davantage aux autres membres de la famille, ceux dont la « langue » est considérée comme étrangère.

Cette séquence donne une impression de désordre, due au fourmillement d’informations ; cependant, l’adjonction de sous-titres, de mots écrits venant s’ajouter au son ou supplantant l’image (dans le cas d’écrans noirs), permet une meilleure compréhension de la situation.

Retour de l’enquêteur, résolution

Ensuite, Gorin effectue une sorte de « retour » dans le film, après avoir régulièrement donné à entendre les observations et les explications des orthophonistes, en faisant lui-même très peu de commentaire sur leurs propos. Il dit en voix off : « [Les jumelles] n’avaient que faire de ma fascination pour leur passé. Elles voyaient en moi une façon d’accéder au monde, et elles voulaient sortir » [[The twins] couldn’t care less about my fascination for their past. They saw me as an avenue to the world, and they wanted to go out]. À partir de là, il se trouve comme happé par le film et en devient un personnage à part entière : il interagit avec les filles, dialogue avec elles et apparaît même à l’écran. De façon assez frappante, à deux reprises, il s’applique les méthodes employées auparavant avec les autres « personnages » : arrêts sur image, phrases diffusées en boucle. Il finit par constater : « Leur vie n’était pas avec moi, mais chez elles, dans leur famille » [Their story wasn’t with me, but back home with their family].

Gorin reprend également la main du point de vue de la narration et se lance dans plusieurs digressions ou, plus exactement, des associations d’idées. Particulièrement intéressantes sont celles qu’il fait autour du personnage d’Alice, créé par Lewis Carroll (il décrit les jumelles comme des « Alices inversées » [Alices in reverse]), et surtout des Katzenjammer Kids, bande dessinée évoquée dès le début du film. Cela a conduit Chris Marker à décrire synthétiquement (et justement) le film comme « l’invention du langage par les Katzenjammer Kids sous l’œil de Lewis Carroll20 ». Ce comic strip, créé en 1897 par l’Allemand Rudolph Dirks et dessiné ensuite (comme dans les cases montrées dans le film) par Harold Knerr, met en scène quatre personnages principaux : deux enfants (Hans et Fritz), « der Captain » et Mama. La pertinence de la référence est évidente : comme on le voit dans les phylactères (parfois agrandis) et comme on l’entend par les lectures qui en sont faites, les personnages parlent anglais avec un pittoresque accent allemand21. Par exemple : « Gand le chat n’est bas là, les zouris dansent ! Mais beut-être que le chat z’amuze aussi ! Où zerions-nous si Christophe Colomb n’avait bas découvert l’Amérique ? [Ven der cat iss avay, der mice luf to play! But maybe der cat iss hafing a good time, too! Vare vould ve be if Columbus didn’t discover America?]. Gorin souligne la ressemblance en disant que Hans et Fritz « s’enfuient en courant avec la langue anglaise sous le bras » [run away with the English language under their arms]. À la troisième et dernière citation visuelle (et sonore) de ce strip, il fait un lien avec l’autre thème du film (parlant de Chris, la mère) : « Je savais ce que signifiait cette façon de massacrer l’anglais : la lutte pathétique, difficile et terriblement drôle de l’immigré qui arrive dans une culture qui n’est pas la sienne » [I knew what this way of butchering English meant: the pathetic, tough, desperately funny fight of the immigrant landing in a culture which is not his]. L’autre histoire qui se déroule tout au long du film est en effet celle des parents Kennedy, un couple de classe moyenne qui a toujours cru et croit encore au « rêve américain ». « Leur histoire faisait penser à Ellis Island. Ellis Island revisité, 50 ans plus tard » [There was a ring of Ellis Island to their story. Ellis Island revisited fifty years later], commente la voix off. Rêve américain, mais aussi peut-être « rêve anglo-allemand », comme ceux de Hans et Fritz : un carton en allemand (non traduit) reprend deux vers de Heinrich Heine, « Wir wollen hier auf Erden schon/Das Himmelreich errichten » (Deutschland. Ein Wintermärchen, 1844) que l’on peut traduire par : « Nous voulons déjà, ici-bas sur terre, fonder le royaume des cieux. »

Gorin finit par reconnaître qu’il a retardé le moment de révéler la réponse à la question « Que disent-elles ? » [What are they saying?]. Il déclare : « Mais à propos du mystère qui nous avait réunis, je savais que la science avait déjà rendu son verdict » [But on that mystery which had brought us together, I knew that science had already given its verdict]. On peut supposer que cette dernière expression (suivie, plein écran, de l’inscription « Le verdict de la science » [The Verdict of Science]) est quelque peu teintée d’ironie, mais il reste que la séquence en question, émaillée des commentaires des orthophonistes, est intéressante. Une fois de plus, Gorin a recours à un écran noir pour isoler un dialogue entre Gracie (désignée par « G ») et Virginia (« V »). Des sous-titres fixes retranscrivent ce qu’elles disent ; puis un carton annonce la « traduction anglaise » et le même dialogue est entendu, mais cette fois, avec des sous-titres anglais. Ensuite, deux voix d’adultes se relaient pour lire les seize variations linguistiques et phonétiques des jumelles sur le mot « potato » :

1. poo day dooz
2. puh da tut
3. buh da duh
4. puh tay toe sa led
5. po ta too
6. puh day too tah
7. po da tuht
8. po da too    
9. po day tah ta led
10. puh tah ta let
11. boo day poo tile
12. buh da too
13. puh tay toe ta led
14. puh ted ta led
15. puh tay to tah
16. puh toe toe

Enfin, la conclusion tombe, de façon « très peu spectaculaire22 » : il ne s’agit pas d’une langue inventée (« not an invented language », souligne un carton plein écran), mais d’une variante distordue de l’anglais, influencée par les sonorités que les filles ont entendues autour d’elles.

« Le mystère était donc élucidé… », ajoute Gorin, « mais je savais que l’histoire des jumelles n’était pas terminée, et une question restait en suspens : qu’allait-il leur arriver ? » [So the mystery was solved… but I knew that the story wasn’t finished, and I was left with a question: What was going to happen to them?]. Gorin montre à la fin du film que les médias se sont désintéressés de l’affaire. Les parents se débattent dans leurs problèmes financiers, et les filles finissent par être scolarisées, placées dans deux établissements séparés. C’est pour elles un nouvel isolement, mais censé cette fois les aider à progresser, tant dans leur intégration sociale que dans leur développement linguistique. Ce sont elles qui ont, en quelque sorte, le mot de la fin : après une photo d’elles, le générique défile, et on les entend parler… Mais sans sous-titres. Il s’agit d’un enregistrement non daté, mais certainement antérieur à l’arrivée de Gorin, puisque leurs paroles ne sont pas compréhensibles. Une façon pour lui de consigner la langue de « Poto » et de « Cabengo » dans un espace à la frontière, en marge (et les marges, selon le mot de Jean-Luc Godard, sont importantes parce qu’elles servent à tenir les pages ensemble).

Dans le dossier de presse du film, Jean-Pierre Gorin a écrit : « [Ce film porte sur un discours non-structuré (la langue des jumelles) entouré de discours structurés (le discours de la famille, le discours des médias, le discours de la psychothérapie, le discours du cinéma documentaire) » [It is about unstructured discourse (the language of the twins) surrounded by structured discourses (the discourse of the family, the discourse of the media, the discourse of therapy, the discourse of documentary filmmaking)]23. Il a construit, pour ce film, un discours formel en phase avec son sujet de départ. À situation exceptionnelle, traitement exceptionnel. Il s’agit en effet d’un cas rare de film forcément multilingue, quelles que soient la ou les langues que parle le spectateur : jusqu’à la séquence de décodage, le script précise, à l’attention des traducteurs éventuels du film, que les sections avec les jumelles « ne peuvent pas être traduites » (« cannot be translated »). Il faut, me semble-t-il, prendre « pouvoir » dans les deux sens : « il ne faut pas les traduire » pour respecter la volonté de l’auteur du film et, de toute façon, « il est impossible de les traduire ».

Poto and Cabengo en traduction

Poto and Cabengo a été diffusé sur la ZDF, chaîne coproductrice du film, en 1980. Sa première diffusion française date de 1993, sur la chaîne franco-allemande Arte. J’ai pu consulter les fichiers de sous-titres allemands de 1980, ainsi que ceux de 1993, en allemand et en français. Cependant, ils ne représentent pas la traduction intégrale du film, puisque dans ces trois cas de figure, on a effectué un choix assez traditionnel pour ce qui concerne les documentaires diffusés à la télévision : les voix off et les interviews « face caméra » ont été traduites en voice-over. Nathalie Renaudin, la traductrice française des sous-titres, a fait plusieurs choix intéressants pour souligner (d’une façon, là aussi, plutôt inhabituelle) l’» hybridité linguistique » de certains dialogues. Par exemple :

(1) Boucle sonore + signalement d’une faute de langue

[sous-titre no 99]

… 2 petites très remuantes.
(faute d’anglais)

[La mention « (faute d’anglais) » fait partie de ce sous-titre]

(2) La grand-mère : mélange allemand (traduit en français) + anglais (laissé tel quel)

[sous-titre no 144]

Et là, elles ont appris
l’anglais à la “school”.

(3) Séquence « A Dinner » : même phrase, deux sous-titres successifs (explicitation)

[sous-titre no 178]

Salade de pommes de terre
(en anglais)

[sous-titre no 179]

Salade de pommes de terre
(en allemand)

Par ailleurs, ce film a été projeté en France dans plusieurs festivals ou rétrospectives24. N’ayant pas connu d’exploitation commerciale, il a probablement été sous-titré intégralement en français pour ces projections ; il serait intéressant de comparer les différentes traductions et les stratégies utilisées face à cet objet filmique particulier.

« Métaphore, poésie, dérive »

Dans son article sur le film, le réalisateur et critique Harun Farocki écrit :

« Gorin, la ZDF, nous, les journaux… apprenons que deux enfants ont inventé leur propre langue. Quand on entend cette information, on a immédiatement envie de l’analyser ou d’élaborer des théories à son propos. Si la nouvelle indiquait que deux enfants ont inventé un nouveau jeu, cela ne serait, pour le dire à la manière de Godard, plus aussi intéressant25. »

Composante sonore du cinéma depuis la fin du muet, la langue est ici, en effet, un objet de fascination, d’étude. Et si, en 1957, Simon Laks écrit que le sous-titrage « n’est en somme qu’un trucage cinématographique comme les autres. Exécuté de main de maître, il doit rester… invisible26 », le dérèglement sonore que représentent les jumelles Kennedy entraîne justement un surcroît de visibilité pour les sous-titres ajoutés au montage par l’auteur du film.

« Étranger dans une langue autre que la sienne », le réalisateur l’est d’ailleurs lui-même, mais volontairement : il aurait très bien pu choisir d’ajouter une langue supplémentaire (le français) à ce film déjà multilingue. Mais il a expliqué que

« c’est bien pour ça que j’étais parti [aux États-Unis] : pour travailler dans un langage qui n’est pas le mien, avec tout l’espace que ça produit. Ça libère ! Dans une situation comme ça, ou on est paralysé par le manque de mots, de mots justes, ou au contraire, puisqu’on est face à un bloc, on tourne autour du bloc et ce qui se libère alors, c’est la métaphore, la poésie, la dérive… C’est ce qui s’est passé pour moi27

« Métaphore, poésie, dérive » : on ne saurait mieux décrire Poto and Cabengo, film émouvant, touchant, auquel une simple étude des sous-titres ne peut que partiellement rendre justice.

Remerciements : Marie Banteignie, Carol O’Sullivan, Coralie Van Rietschoten, Anne-Lise Weidmann.

L'auteur

Samuel Bréan, membre du comité de rédaction de L’Écran traduit et secrétaire actuel de l’ATAA, est traducteur d’anglais et d’allemand depuis 2002, dans l’audiovisuel et l’édition. Il a publié des articles dans les revues en ligne Senses of Cinema et InMedia, ainsi que sur le blog de l’ATAA.

Écran Traduit N°3