« Un phénomène technique avant tout »

À propos du premier doublage allemand de King Kong (1933)

Le vendredi 1er décembre 1933, neuf mois après sa première présentation à New York, King Kong, de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, arrivait à Berlin. Sous le titre Die Fabel von King Kong (La Fable de King Kong), la première version doublée en allemand de ce film fantastique américain était distribuée selon une politique de « lancement massif1 ». Conformément à la commercialisation spectaculaire voulue par la RKO américaine dans le monde entier, la compagnie berlinoise Europa Filmverleih sortit ce « film à truquages et à sensation » (selon le sous-titre allemand) dans trente cinémas berlinois simultanément.

La « langue allemande superposée2 » de cette première version doublée en allemand était l’œuvre de Tobis-Melofilm GmbH. Les noms des interprètes allemands et le texte du doublage n’ont pas été conservés ; au générique et dans la fiche d’autorisation de la commission de contrôle (Film-Prüfstelle), l’adaptation est attribuée à Curt Wesse, scénariste et réalisateur de films de fiction et de documentaires actif entre 1928 et 1943. On ignore si le choix de cet adaptateur fut influencé par la politique cinématographique de l’époque. En 1944 encore, Wesse faisait en effet partie des quatre-vingt-quinze auteurs, hommes ou femmes, autorisés par le ministère de la Propagande (ProMi) à poursuivre leur travail dans le cinéma – autrement dit à un moment où le directeur du Département cinéma au ProMi, Hans Hinkel, avait exigé un « tri » des plus stricts dans le « cercle des auteurs et dramaturges3 ».

Dans son livre de vulgarisation Großmacht Film. Das Geschöpf von Kunst und Technik (1928), Wesse plaidait déjà avec véhémence contre le cinéma comme « manifestation de la personnalité », pour l’idée de la « production collective, acte commun d’un grand nombre pour le grand nombre » et pour des « auteurs restant anonymes », ce qui paraissait rétrospectivement le prédestiner à une activité d’auteur de doublages sous le national-socialisme4. Il serait pourtant très insuffisant d’expliquer la forme de cette version doublée par son auteur et par le contexte général de la politique cinématographique. Elle constitue surtout une réponse artistique allemande au film original, conditionnée tant par le traitement antérieur de thèmes proches et de diverses variations sur le récit d’aventure, que par l’impressionnante technique d’animation et de truquages employée dans King Kong. Cette réponse allemande tenait sans doute moins à la qualité des dialogues originaux qu’à la stratégie de diffusion et à la critique cinématographique de l’époque.

Sur le plan sonore, Die Fabel von King Kong se distingue nettement d’une deuxième version doublée en République fédérale (1952), interprétée par Wolf Martini (Carl Denham) et Herbert Stass (Jack Driscoll), qui circule aujourd’hui encore à la télévision et sur le marché vidéo, sous le titre de King Kong und die weisse Frau (King Kong et la femme blanche)5. Il faut voir dans la qualité sonore du premier doublage le résultat de facteurs esthétiques et techniques, liés au niveau de développement du son optique6. Cette version dispose d’une gamme dynamique bien plus réduite ; elle est moins précise dans les détails sonores et révèle une technique limitée de mixage et de montage, qui oblige à couper quasiment sans transition de la piste originale à celle de la synchronisation7. Il en résulte de brusques passages d’une piste à l’autre, reconnaissables à l’augmentation soudaine du fond sonore (original) ou d’un écho spatial non-diégétique (version allemande), ainsi que dans des stylisations acoustiques du doublage, qui mise plus que l’original sur des oppositions abruptes, des excès expressifs et des voix bruyantes. Du point de vue dramaturgique, Die Fabel von King Kong se caractérise par une tonalité impérative et exclamative, à l’opposé de la version allemande de l’après-guerre qui dédramatise tant l’expédition que le singe (« Heiliger Strohsack, hat der eine Schuhnummer ! » [Nom d’une pipe, il chausse une sacrée pointure !])

À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le matériel original de la version doublée de 1933 arriva à titre de prise de guerre au Gosfilmofond (fonds cinématographique d’État) de l’URSS. En 1970, le Gosfilmofond en envoya une copie standard au Staatliches Filmarchiv der DDR (archives cinématographiques de RDA). Il en fut tiré deux nouvelles copies d’exploitation, qui circulèrent jusqu’en 1990. Longues de 2 058 mètres, d’une durée de 75 minutes, elles sont plus courtes de trois minutes environ que la version de 1952, et d’une trentaine que la version originale américaine.

Cette première version doublée commence par un titre ajouté on ne peut plus explicite : « Nous vous montrons ce film parce qu’il est une merveille de la technique cinématographique d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas ici d’un événement réel, mais d’un conte filmique mis en scène avec une virtuosité technique inouïe. Depuis des mois, ce film remplit les salles du monde entier, il est le plus grand événement cinématographique de l’année. Pour signaler encore une fois l’invraisemblance de l’action, nous avons nommé ce film La Fable de King Kong. »

Présenter le spectacle d’une aventure invraisemblable : telle était la stratégie générale de la version doublée. C’est ainsi que le montage élimine avant tout le début, qui présente les circonstances du départ, l’ensemble des personnages et l’intrigue amoureuse ; de même, les parallèles et les renvois en miroir, par exemple entre Jack et la bête, sont éliminés8. La version allemande atténue les scènes de combat (comme celui entre les dinosaures), écarte des ralentissements dramaturgiques, fait passer à l’arrière-plan l’histoire d’amour entre Ann et Jack et va jusqu’à éliminer des informations sur l’intrigue, rendant par moments bancal le déroulement logique de l’action. Le résultat rappelle le style de la littérature populaire d’aventures pour la jeunesse d’alors, ainsi que les romans réalistes-exotiques de Melville, Stevenson, Conrad, Kipling ou London, dont certains venaient seulement d’être traduits.

Le ciblage d’un public jeune et masculin est souligné dans la langue du doublage de cette fantaisie coloniale, par exemple par l’utilisation de Jungens (les garçons, les gars) comme explétif et équivalent universel de fellows ou de boys : « Kommt her, Jungens! », « Nur Mut, Jungens », « Nehmt eure Büchsen hoch, Jungens! », « Wir sind Millionäre, Jungens! » et ainsi de suite. Bien sûr, à l’inverse de New York-Miami (It Happened One Night, Frank Capra, 1934), le synchronisme labial ne joue pas un rôle primordial dans King Kong : pendant de longs passages, aucun son d’origine humaine n’est perceptible en dehors de cris, de piétinements et de bruits divers. La musique et les bruitages sont repris du son original9.

Die Fabel von King Kong témoigne aussi des problèmes dramaturgiques du travail de postsynchronisation à l’époque. Dans un reportage sur le studio de doublage, un journaliste du Film-Kurier énumère quatre de ces problèmes10. Selon lui, les auteurs de doublage ont tendance, en premier lieu, à transposer la langue américaine en un « allemand écrit inusité ». « Hier liegt die Insel, welche gesucht wird » (« Ici se trouve l’île laquelle est cherchée »), ou « Weisst Du, dass ich Furcht hab’, Jack » (« Sais-tu que j’ai peur, Jack »), seraient des exemples correspondants dans King Kong. Deuxièmement, les auteurs de doublage se font une idée de l’anglais comme « langue au passé », comme le confirment des répliques telles que « Wo erfuhren Sie davon? » (« Où apprîtes-vous cela ? ») ou « Hörten Sie mal was von Kong? » (« Entendîtes-vous jamais parler de Kong ? »). Troisièmement, remarque le journaliste du Film-Kurier, la tentative d’éviter un « allemand unifié » conduit souvent dans les doublages à des différences exagérées dans l’expression de personnages aux origines ethniques diverses. Cela s’applique également à Die Fabel von King Kong. Le cuisinier de bord asiatique Charlie veut participer à l’action de sauvetage d’Ann : « Will auch mitgehen, will liebe Misses holen » (« Veux aussi aller, veux chercher gentille Mamzelle »), à quoi Denham réplique : « Ach quatsch, back Du lieber Kuchen! » (« Sornettes, va plutôt faire des gâteaux ! ») (dans la VO : « – Me like to go – This is no thing for a cook, get out of here! »). Le ton brusque, cavalier et crâne de la traduction correspond – quatrième et dernier point – à une conception répandue selon laquelle dans la « germanisation », il est impératif d’« extirper la mentalité typiquement américaine, parce qu’ici, souvent, on ne la comprend tout simplement pas ». Malgré ses efforts d’exactitude littérale, la « fable » doublée par Tobis-Melofilm encourage donc une lecture qui table clairement sur l’attrait promis par les divertissements d’un genre depuis longtemps populaire en Allemagne.

Pour comprendre comment l’Allemagne s’est approprié King Kong, il faut enfin rappeler la manière dont le film avait été présenté aux États-Unis en avril 1933. Même si King Kong est aujourd’hui considéré comme un classique du genre fantastique, cet aspect n’était pas au premier plan lors de la sortie : le marketing et la promotion atténuaient même les relations avec le genre, qui avaient été discutées jusqu’en cours de production11. La stratégie de distribution américaine reposait sur une hiérarchisation des films : il s’agissait ainsi, dans le calendrier des sorties RKO pour 1933, de mettre en valeur King Kong à côté de La Carioca (Flying Down to Rio, Thornton Freeland) et des Quatre Filles du docteur March (Little Women, George Cukor) comme l’un de trois specials réunissant un plus grand nombre d’attractions que les productions comparables de studios concurrents12. Selon son producteur-réalisateur Merian C. Cooper, King Kong était une « combination of travel, adventure, horror, trick stuff13 » [un mélange de voyage, d’aventure, d’horreur, de truquages], bref une mixture de formules au succès garanti, où la nouveauté de la technique de truquages, que Willis O’Brien avait inaugurée dans Le Monde perdu (The Lost World, Harry O. Hoyt, 1925), comptait autant que les aventures sensationnelles et la séduction de la star féminine Fay Wray.

En revanche, si Die Fabel von King Kong sortit à Berlin avec trente copies, la publicité était entièrement centrée sur son aspect innovant, alors que genre, narration et romance passaient à l’arrière-plan14. Les recensions du film font d’une part l’éloge de son efficacité technique et économique ; d’autre part, elles cristallisent à chaque fois les stéréotypes négatifs concernant le public américain d’une part, la dystopie d’un désenchantement esthétique dû à la technique de l’autre, en une critique médiatique de l’institution cinématographique, dirigée de manière générale contre ses aspects populaires et de masse15. Un exemple symptomatique et extrême à la fois de cette position est la critique de la Lichtbild-Bühne, qui constate que la version doublée « témoigne de la mentalité d’un peuple que nous ne connaissions à ce jour que par ses effets, à savoir la réception et la réaction à la propagande sur les atrocités dans les années 1914-1918 et 193316 ». Cette critique établit une équivalence bizarre entre King Kong et la « propagande » du Livre brun sur l’incendie du Reichstag et la terreur hitlérienne publié la même année par Willi Münzenberg. Elle semble donner pleinement raison à la version allemande doublée, pour avoir éliminé « les passages incroyablement brutaux et sadiques où l’on voit des têtes humaines arrachées d’un coup de dents, des hommes écrasés comme des mouches et d’autres horreurs, car ces passages ont un effet trop fort sur nous autres Allemands et heurtent trop le sentiment du peuple tout entier ».

La formulation du Film-Kurier est un peu moins excessive : « Bien raconté, ce récit fantastique ferait de l’effet à tous les Européens. Il a un point faible, qui touche au plus sensible : à savoir sa représentation plastique. […] Ainsi la caméra détruit les charmes de King Kong. […] Pour nous, ce film est avant tout un phénomène technique17. »

Fiche technique

King Kong (USA, 1933)

Production et réalisation : Merian C. Cooper, Ernest B. Schoedsack. Producteur exécutif : David O. Selznick. Distribution : RKO Radio Pictures, Inc., New York. Scénario : James Creelman, Ruth Rose, d’après une idée de Merian C. Cooper et Edgar Wallace. Image : Eddie Linden, J.O. Taylor, Vernon Walker. Décors : Carroll Clark. Effets spéciaux : Willis O’Brien.

Interprètes : Fay Wray (Ann Darrow), Robert Armstrong (Carl Denham), Bruce Cabot (Jack Driscoll).

35 mm, noir et blanc. Durée : 104 minutes.

Avant-première : 2 mars 1933, New York (Radio City Music Hall, New Roxy)


Doublage de 1933 : Die Fabel von King Kong. Ein amerikanischer Trick- und Sensationsfilm.

Production : Tobis-Melofilm GmbH. Distribution : Europa Filmverleih AG, Berlin. Adaptation : Curt Wesse. Son : Siegfried Schulze. Montage son : Friedrich Schröder.

Censure : 15 novembre 1933, commission de contrôle de Berlin nº 35091, 35 millimètres, noir et blanc, parlant, 2 130 mètres (78 minutes), interdit aux mineurs. Les passages suivants ont été censurés : 1. Toutes les images où la jeune femme qui crie est montrée dans la main de King Kong (plans rapprochés) ; 2. La représentation de l’accident du métro aérien à partir du moment où commence le déraillement jusqu’à l’annonce par haut-parleur18. Film-annonce : 15 novembre 1933, commission de contrôle de Berlin nº 35018, 35 mm, noir et blanc, sonore, 103 mètres, interdit aux mineurs.

Sortie berlinoise : 1er décembre 1933, Berlin (Marmorhaus et trente salles de première exclusivité de Berlin).

N.B. Les interprètes de la version allemande ne sont pas nommés.

Copie : Bundesarchiv-Filmarchiv, 35 mm, noir et blanc, 2 058 m (75 minutes).


Doublage de 1952 : King Kong und die weisse Frau

Distribution : RKO Filmgesellschaft Ltd, Francfort/Main. Version doublée : RKO Synchron, filiale de Berlin.

Voix : Maria Koerber (Ann Darrow), Wolf Martini (Carl Denham), Herbert Stass (Jack Driscoll), Horst Niendorf (Briggs), Erich Fiedler (Weston), Hans Emons (chef indigène), Alfred Haase (capitaine Englehorn), Walter Bluhm (Charley).

FSK [Freiwillige Selbstkontrolle der Filmwirtschaft, commission de contrôle] : 18 mars 1952, nº 4023, 35 mm, noir et blanc, 2 636 mètres (96 minutes), interdit aux moins de 16 ans, projections non autorisées les jours fériés.

Avant-première : 18 avril 1952, Düsseldorf.

Article initialement paru en allemand sous le titre « “In erster Linie ein technisches Phänomen”: Zur ersten deutschen Synchronisation von KING KONG (1933) » dans la revue Filmblatt, n° 43, automne 2010, p. 71-76. Traduction de Bernard Eisenschitz. Nous remercions son auteur et CineGraph Babelsberg de nous avoir autorisés à le traduire et à le publier ici.

L'auteur

Maître de conférences à l’Université de Stockholm, Patrick Vonderau a consacré sa thèse aux relations entre les cinématographies allemande et suédoise entre 1914 et 1939. Ses projets de recherche actuels portent notamment sur la place du cinéma au sein des industries créatives. Cofondateur du réseau européen NECS pour la recherche sur les médias et le cinéma, il a récemment publié un ouvrage sur le film industriel (Films that Work. Industrial Film and the Productivity of Media, avec Vinzenz Hediger, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2009) et codirigé avec Vinzenz Hediger une étude sur le marketing cinématographique (Demnächst in Ihrem Kino. Grundlagen der Filmwerbung und Filmvermarktung, Marbourg, Schüren Verlag, 2008). Sa dernière publication s’intitule Moving Data: The iPhone and the Future of Media (New York, Columbia University Press, 2012).

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