Histoire du doublage en Allemagne des origines à 1970

L’histoire du doublage commence paradoxalement au temps du cinéma muet. Avant même l’avènement du parlant, on s’efforce de mettre du son sur les films muets. C’est un pas décisif sur le plan technique car un fait est, dès lors, établi : ce n’est pas parce que les films sont muets qu’ils sont projetés sans son. Dans les salles, ils bénéficient d’un accompagnement musical qui peut être de nature différente en fonction de leur budget et de leur poids économique : du grand orchestre au « simple » piano en passant par l’orgue de cinéma. On utilise généralement ce qu’on appelle des œuvres « à programme », adaptées aux différentes situations du film pour en renforcer l’atmosphère.

Interpréter la musique en direct représente naturellement un coût important, que l’on tente bientôt de rationaliser à l’aide de mesures techniques. L’invention des « glass discs » [disques de verre] résulte de cet essai de standardisation. Ces disques contiennent de la musique et des effets sonores adaptés à chaque film et  qui peuvent être lus simultanément, de façon la plus synchrone possible. En attendant le véritable film parlant qui associera dialogues, bruits et musique à l’image, on accole déjà les bruits et la musique au film, et c’est d’ailleurs ainsi que l’on sonorisera les films muets dans les premiers temps du parlant. Il ne manque plus que les dialogues. D’un point de vue technique, fabriquer une bande-son complète, afin d’obtenir une postsynchronisation telle que nous la connaissons aujourd’hui, est une étape relativement facile à franchir.

L’arrivée du tout premier film parlant impose de se pencher sérieusement sur la postsynchronisation des dialogues. Dès le départ, le cinéma a été considéré comme un produit à vocation commerciale internationale. Au temps du cinéma muet, quels que soient le pays de tournage et la langue des intertitres, on pouvait facilement et à moindre coût fabriquer des cartons dans une autre langue.

Avec l’avènement du parlant, cette méthode n’est évidemment plus valable. À quelques exceptions près, les intertitres ne sont plus nécessaires pour fournir des explications au public. Le parlant remet en cause la dimension internationale du cinéma : on ne peut plus partir du principe qu’un film sera compris partout dans le monde. Pour résoudre ce problème digne de la tour de Babel, trois solutions sont envisageables, dont deux seulement ont encore aujourd’hui une importance centrale. La première, qui rencontre un certain succès avant d’être abandonnée dès le début des années 1930 à cause de son coût exorbitant, consiste à tourner un même film en plusieurs langues, avec des acteurs différents. Les deux autres possibilités sont le sous-titrage et le doublage.

Dès lors, une bataille s’engage : peut-on se permettre, d’un point de vue artistique, de doubler un film ? Aujourd’hui encore, les cinéphiles sont divisés. Nombreux sont ceux qui estiment que l’on ne doit pas voler leur voix aux acteurs du film original. Pourtant, le sous-titrage est également problématique : quelle que soit la beauté d’une voix, un dialogue ne sera compris par le spectateur que si son contenu lui est intelligible. Tout d’abord, le sous-titre n’est qu’un résumé concis de ce que son auteur considère comme essentiel, laissant de côté les particularités de langage qui ne peuvent pas être rendues : ce n’est, là encore, qu’un pis-aller. Mais, plus important, chaque sous-titre porte aussi atteinte à l’esthétique de l’image du film en défilant dans la partie inférieure de celle-ci. Non seulement cette atteinte est discutable, mais elle entraîne aussi un troisième désavantage : si l’on veut comprendre le sous-titre, il faut le lire, or la lecture détourne l’attention de l’image et nuit au ressenti du film.

C’est ainsi que l’on commence, dès 1928 aux États-Unis, à réaliser des versions synchronisées – notamment en allemand – de films américains parlants. Des sociétés de production américaines font venir des acteurs étrangers pour enregistrer les dialogues dans leur langue maternelle, réalisant ainsi une version en langue étrangère du film original. Au fil du temps, cette pratique devient de plus en plus courante.

En Allemagne, Carl Robert Blum s’intéresse depuis quelque temps déjà aux possibilités de mettre du son sur un film. Ses recherches sont si avancées au début du parlant qu’il est en mesure de déposer un brevet pour son système de synchronisation de films parlants à la fin des années 1920. Il l’appelle « Rhythmographie ». Le procédé finit par s’imposer en Allemagne et sera encore utilisé après la Seconde Guerre mondiale.

Dès l’automne 1930, Universal-Allemagne fait doubler en allemand par la société berlinoise Rhythmographie GmbH, avec le procédé de Blum, deux films qu’elle a produits la même année : Captain of the Guard (John Stuart Robertson) et À l’Ouest rien de nouveau (All Quiet on the Western Front, Lewis Milestone). Les dialogues allemands d’À l’Ouest rien de nouveau sont l’œuvre d’un pionnier, Konrad Paul Rohnstein, qui restera pendant des années une figure centrale du doublage allemand. Sa société, Lüdtke, Dr. Rohnstein & Co., restera jusqu’en 1945 l’un des studios allemands de doublage les plus importants.

Au début, les versions allemandes souffrent évidemment de quelques erreurs de jeunesse. Les premiers résultats sont insatisfaisants et critiqués. Pourtant, quelques années plus tard, le doublage prend sa place, et de plus en plus de spectateurs demandent à voir des versions allemandes et non des versions originales sous-titrées. Tel est encore le cas de nos jours.

Vers 1930, une partie des films américains, particulièrement appréciés en Allemagne, sont encore doublés aux États-Unis ; processus onéreux puisqu’il faut faire venir les comédiens étrangers sur place. Très tôt se fait donc sentir le besoin de centraliser la réalisation des doublages pour l’ensemble des marchés européens en Europe même ou, mieux encore, de les réaliser directement dans chaque pays cible. À Joinville-le-Pont, près de Paris, la Paramount fait tourner les versions multiples de ses films pour le marché européen. Quand ce lieu de production est abandonné pour des questions de coût en 1932, Joinville est reconverti en centre européen du doublage.

Mais il est encore bien plus avantageux de réaliser les doublages dans chaque pays de distribution. C’est ainsi qu’en Allemagne, on construit bientôt des studios de doublage. En dehors des considérations purement budgétaires pour les entreprises, ce développement est influencé par la crise économique persistante. Pour protéger l’industrie cinématographique locale, une politique de quotas est instaurée. Elle apparaît en réaction aux énormes difficultés économiques que connaît l’Allemagne après la défaite de la Première Guerre mondiale et doit garantir la commercialisation d’un nombre important de films allemands face à un contingent limité de films étrangers. Les distributeurs qui achètent des films étrangers sont obligés de prendre dans leur catalogue un certain pourcentage de productions allemandes. À partir de la fin 1927, les quotas de films étrangers sont régulièrement revus à la baisse. Entre 1930 et 1932, trois ordonnances sont prises concernant l’importation de films étrangers. Une disposition de la troisième ordonnance est particulièrement décisive : les films étrangers ne peuvent être acceptés au titre des quotas que s’ils sont doublés en Allemagne par des citoyens allemands. La triste réalité est que, pendant la période nazie, les citoyens d’origine juive sont exclus et que le doublage allemand perd alors de nombreuses voix remarquables.

En 1934, la société allemande qui distribue les films de la MGM construit son propre service de doublage à Berlin et y réalise un nombre croissant de versions allemandes, sous la direction de Georg Fiebiger. Les quelques rares exemples de doublages d’avant-guerre qui ont été conservés (Sequoia [Chester M. Franklin et Edwin L. Marin, 1934] ou Les Révoltés du Bounty [Mutiny on the Bounty, Frank Lloyd, 1935]) montrent la grande qualité atteinte au milieu des années 1930.

Mais les branches allemandes de la Fox et de la Paramount font aussi réaliser leurs versions allemandes en Allemagne. Il y avait des studios à Berlin, dans le quartier de Johannisthal, sur les terrains de la société de production Tobis, et dans le quartier de Tempelhof où se trouvait l’UFA ; mais aussi à Munich, sur les terrains de la société Bavaria. Bon nombre des professionnels qui travaillent à l’époque dans le doublage en Allemagne sont aussi ceux qui assureront le relèvement du secteur après la guerre : Eugen Berger, Helmut Brandis, Georg Fiebiger et Reinhard W. Noack.

La situation politique dans l’Allemagne nazie influence aussi d’une autre manière la réalisation de versions doublées. À partir de 1936, l’importation de films étrangers – en particulier américains – est de plus en plus réduite. La projection du dernier film américain est autorisée en août 1940. Le clap de fin arrive à l’automne 1940 avec le boycott des films américains, puis l’interdiction totale de leur distribution. Les distributeurs américains doivent fermer leurs succursales et leurs départements de doublage.

Ces développements profitent aux sociétés allemandes de doublage qui gagnent en importance. En tête, celle de Konrad Rohnstein, qui domine le marché pendant les années de guerre, aux côtés de trois autres entreprises : Deutsche Synchron GmbH, Hispano-Film et Emil Unfried. Le rétrécissement du paysage cinématographique en Allemagne les oblige à concentrer leur activité sur des films italiens et espagnols (puissances de l’Axe fasciste), ainsi que sur les films de la Continental, produits en France. Une autre facette de leur travail, durant ces années-là, est de doubler des films de propagande allemands destinés à être projetés dans les pays européens occupés (par exemple Sous-marins à l’Ouest [U-Boote westwärts!, Günther Rittau, 1941]).

Après l’effondrement du Troisième Reich et le démantèlement de l’UFA, l’industrie cinématographique allemande est laissée en jachère. Les tournages de films allemands reprennent sur un rythme si lent que, pendant des années, les comédiens sont obligés de trouver d’autres moyens de subsistance. Dans l’immédiat après-guerre, les forces d’occupation manifestent un intérêt certain pour l’ouverture du marché allemand à leurs propres productions. C’est ainsi que des films américains, britanniques, français et russes déferlent sur les écrans des quatre zones occupées en Allemagne, mais aussi en Autriche. Le besoin se fait rapidement sentir de les projeter non seulement dans leur version originale, mais également doublés en allemand. De nouveaux pôles de doublage apparaissent dans les zones d’occupation : à Berlin, administré par les quatre alliés ; à Hambourg, dans la zone britannique ; d’abord à Teningen puis à Remagen, dans la zone française, ainsi qu’à Munich, dans la zone américaine. Chacun de ces pôles se concentre essentiellement sur les productions de la puissance occupante mais quelques exceptions demeurent. Ainsi, à Munich, on double aussi des films anglais et français, et à Remagen, quelques commandes concernent des films américains.

À Munich, la production de versions doublées se concentre principalement entre les mains de la MPEA (Motion Picture Export Association), l’organisation de distributeurs fondée au printemps 1946 par les huit plus grandes sociétés cinématographiques américaines (Columbia, MGM, Paramount, RKO, 20th Century Fox, Universal, United Artists et Warner Brothers) pour distribuer leurs films en Europe. Ce sont des spécialistes comme E. G. Techow, Alfred Vohrer (connu plus tard comme metteur en scène des films allemands adaptés des œuvres de Karl May et d’Edgar Wallace) et Josef Wolf qui organisent, pour le compte de la MPEA, la reconstruction d’un pôle doublage sur les terrains de la Bavaria. À cette époque, Josef Wolf dispose déjà d’une expérience importante en matière de doublage : au début des années 1930, il a fait partie de ces comédiens appelés outre-Atlantique pour travailler sur des doublages. À Munich, Josef Wolf et ses confrères collaborent avec des auteurs de doublage expérimentés, comme Paul Mochmann et Ruth Schiemann-König, pour n’en citer que deux. Les studios de la Bavaria hébergent aussi la société Risle-Film (d’Etienne Risle, qui réalise des doublages de films français avec Conrad von Molo comme directeur de production) et la société britannique Eagle-Lion, dirigée par Edgar Flatau, lequel supervisera dans les décennies suivantes d’innombrables versions allemandes. Dans son équipe, on trouve également le scénariste Wolfgang Schnitzler et Werner Vögler, lui aussi scénariste et réalisateur pour la télévision.

À Berlin, on double tout aussi assidûment. En raison du statut quadripartite de la ville, les intérêts cinématographiques des puissances occupantes sont liés. Le studio Mars-Film voit le jour dans le quartier de Ruhleben (avec Richard Streithorst comme directeur de production), ainsi que l’ancien studio d’avant-guerre de l’UFA à Tempelhof, baptisé temporairement Film-Studio Tempelhof. La Phönix-Film d’Helmut Brandis prend en charge le doublage des films soviétiques dans les anciens studios de la Tobis à Johannisthal. L’un des premiers films doublés dans la zone d’occupation soviétique, dès l’automne 1945, est Ivan le Terrible (Ivan Grozny, Sergueï Eisenstein, 1943-1945). La version allemande est réalisée par le célèbre metteur en scène Wolfgang Staudte, qui a lui-même travaillé comme comédien de doublage dès 1930.

Pendant une période transitoire, quelques films soviétiques sont également doublés dans les zones ouest de la ville. En 1949, la création de deux États distincts, la République fédérale d’Allemagne et la République démocratique allemande, met fin à ces échanges. Pendant des décennies, à quelques rares exceptions, tous les films soviétiques ou provenant d’autres pays du bloc de l’Est ainsi que les films chinois et quelques films indiens seront doublés exclusivement dans les studios de la DEFA, issue entre-temps de la Phönix-Film de Brandis.

Le fonctionnement de la DEFA pendant les années 1950 a ceci de remarquable que la firme emploie de nombreux artisans du doublage qui sont à cheval entre les deux blocs, y compris après l’insurrection populaire du 17 juin 1953 en RDA. Les artistes qui habitent dans la partie ouest de Berlin acceptent d’aller travailler à Johannisthal, mais aussi ailleurs dans Berlin-Ouest ou en République fédérale. La construction du mur de Berlin le 13 août 1961 sonne le glas de cette pratique et marque, dans les faits, la fin de la collaboration interallemande pour les activités de doublage, à quelques rares exceptions près. Wolfgang Krüger devient l’un des meilleurs dialoguistes et directeurs artistiques de RDA.

Bien que le doublage en RDA se concentre essentiellement sur les productions cinématographiques des « pays frères », l’intérêt de la population pour les productions américaines est indéniable. Les problèmes de devises de la RDA rendent difficile l’acquisition de droits pour des films américains. Mais un autre blocage vient des autorités est-allemandes, qui exigent que les studios de la DEFA réalisent les versions allemandes des films américains, même lorsqu’il existe déjà une version faite en République fédérale. On se méfie de l’ennemi de classe comme de la peste. De leur côté, dans les années 1950, les sociétés de distribution américaines exigent que soient distribuées en RDA les versions doublées en RFA. Pourtant, on continuera à voir des films américains distribués de part et d’autre du rideau de fer dans des versions différentes. C’est le cas de La Grande Époque (The Golden Age of Comedy, Robert Youngson, 1957) qui sort en 1959 en RFA sous le titre « Kintopps Lachkabinett » et en 1964 en RDA sous le titre « Lachparade » ; de Cabaret (Bob Fosse, 1972) qui sort en 1974 sous le même titre dans les deux États, mais fait l’objet de deux versions allemandes différentes ; ou encore d’Un cadavre au dessert (Murder by Death, Robert Moore, 1976) qui sort en 1976 en RFA sous le titre « Eine Leiche zum Dessert » et l’année suivante en RDA sous le titre « Verzeihung, Sind Sie der Mörder ? » [« Excusez-moi, êtes-vous l’assassin ? »].

Dans le contexte politique de la guerre froide, on renforce ostensiblement la présence alliée à Berlin-Ouest grâce à une loi fiscale favorisant l’implantation d’entreprises. Dès lors, des sociétés de doublage qui ne s’étaient pas installées dans cette ville dans l’immédiat après-guerre ouvrent des filiales dans la partie occidentale ou y transfèrent leur production. Au final, les studios de doublage de Berlin-Ouest récupèrent une part substantielle du marché des productions américaines de la MPEA, qui met un terme à son activité début 1950 en Allemagne. Les grands studios de cette époque sont les suivants : Berliner Synchron (fondé en 1949 par Wenzel Lüdecke), Elite-Film (avec à sa tête l’ex-directeur de production de la MPEA, Franz Schröder), Kaudel-Film (Amely Kaudel), le département de doublage de la RKO (qui, peu après la disparition prématurée de Reinhard W. Noack, passe sous le contrôle de Simoton, l’entreprise de Kurt Simon), Mondial-Film (Alfred Kirschner), Ultra-Synchron (Alfred Vohrer et Josef Wolf), autant d’entreprises ayant presque toutes leur siège dans le quartier berlinois de Lankwitz. S’y ajoute le département de doublage de la MGM situé à Tempelhof, dans les locaux des studios du même nom dirigés par Georg Fiebiger. Particularité, Alfred Kirschner exploite en parallèle à Paris un studio de doublage également baptisé Mondial-Film qui assure des adaptations vers le français. À Berlin, certains travaux sortent du lot, notamment ceux de Fritz A. Koeniger, qui excelle dans les dialogues raffinés de comédie et fait partie des auteurs auxquels des réalisateurs comme Alfred Hitchcock confient leurs films. Signalons aussi les adaptations de l’écrivain Hermann Gressieker, réputé pour l’élégance de son style.

Parmi les entreprises importantes des années suivantes figure Interopa, créée à la fin des années 1950 par Gerd Weber, l’ancien directeur de production de Berliner Synchron. Sorte d’« émanation » de Berliner Synchron, Arena est, quant à elle, dirigée par Walter Ambrock. L’UFA, qui n’a plus que son nom de commun avec le groupe créé avant-guerre, ouvre également un département de doublage à Berlin, qui va bientôt donner naissance à l’un des studios les plus connus des années à venir : Deutsche Synchron, de Karlheinz Brunnemann. À partir de la fin des années 1960, ce dernier s’octroie une bonne part du marché grâce à des adaptations parodiques signées Rainer Brandt. Il connaît un succès phénoménal en misant sur la pochade et en substituant aux dialogues sérieux de la version originale des calembours, des expressions exagérées et excentriques, démarche qui, aujourd’hui encore, prête à controverse.

Internationale Film-Union (IFU), à Teningen puis par la suite à Remagen, adapte essentiellement des films français. Cependant, en accord avec le plan prévu par les officiers français du service cinématographique, le doublage ne devait au départ être qu’une activité annexe. Un grand studio de cinéma doit être construit à Remagen – sur le modèle des pôles de production de Babelsberg, de Barrandov (près de Prague) et de Munich –, mais, très vite, ce projet capote et la ville se dote d’un centre de doublage. Contrairement à d’autres studios, ce centre ne peut cependant pas s’appuyer sur les théâtres locaux pour recruter des comédiens. En conséquence, on fait venir des artistes de toutes les zones d’occupation occidentales, ce qui occasionne naturellement des frais de transport et d’hébergement élevés. Parmi les grands artistes de cette époque figure l’auteur de doublages et directeur de plateau Georg Rothkegel, dont le travail n’est pas salué seulement à Remagen, mais également à Berlin. La presse spécialisée fait régulièrement l’éloge de son travail, bien qu’elle n’accueille que rarement le doublage avec bienveillance. À sa mort en 1956, il est à la tête de son propre studio berlinois, Via-Film. Parmi les grands classiques du doublage, on compte aujourd’hui encore ses adaptations des trois premiers Don Camillo, du Troisième homme de Carol Reed (The Third Man, 1949) et des thrillers d’Henri-Georges Clouzot, comme Le Salaire de la peur (1953) et Les Diaboliques (1955).

À Hambourg, un premier studio de doublage ouvre dans la salle de bal de l’hôtel Ohlstedter Hof, en mai 1946. Avec le temps, il va devenir un grand studio de tournage. L’entreprise, créée par les hommes d’affaires Wilhelm Breckwoldt et Franz Wigankow, prend le nom d’Alster-Film. Le service de doublage de la société anglaise Eagle-Lion, installé initialement à Munich, déménage à Hambourg en 1950, alors qu’un nombre croissant de sociétés de doublage quittent la Bavière. À Hambourg, Edgar Flatau dirige l’adaptation d’innombrables grands films britanniques. Il collabore avec Werner Völger et Wolfgang Schnitzler, puis, des années durant, avec Erwin Bootz, l’ancien pianiste de l’ensemble vocal Comedian Harmonists. Entre-temps, le département de doublage d’Eagle-Lion a donné naissance au studio de doublage Rank qui, à la fin des années 1950, est transféré à Berlin. Toujours à Hambourg, la société de production cinématographique Real-Film de Walter Koppel et Gyula Trebitsch crée un studio de doublage qui occupe aujourd’hui les anciens locaux de l’entreprise devenue depuis Studio Hamburg. Cette ville reste intimement liée au doublage : pendant longtemps les principaux acteurs de ce secteur sont Alster Industrie GmbH (filiale d’Alster-Film) et l’Atelier de Bendestorf, une petite localité située non loin d’Hambourg. De nombreux autres studios de doublage s’y installeront.

À Munich, la Bavaria dispose de son propre studio de doublage. Conrad von Molo, le directeur de production de Risle-Film, fonde Ala-Film qu’il rebaptisera par la suite Como-Film, puis Aura-Film. Cette entreprise dispose d’une filiale à Berlin, si bien que Conrad von Molo – qui est aussi un directeur de plateau très demandé à Remagen et l’auteur d’adaptations remarquables de films de Max Ophuls comme Madame de… (1953) et Lola Montès (1955) – fait la navette entre les différents sites. Tout aussi appréciée, Ingeborg Grunewald, qui a débuté comme adaptatrice en 1949, mène une belle carrière de comédienne de doublage, d’auteur de dialogues et de directrice de plateau, et fait partie pendant plusieurs décennies des artistes que l’on s’arrache. Elle est, entre autres, à partir de la fin des années 1940 et de Ninotchka (Ernst Lubitsch, 1939, sorti en Allemagne en 1948), la voix allemande d’après-guerre de Greta Garbo.

À partir de la fin des années 1950, la Bavaria se heurte à une concurrence nouvelle, celle de studios comme Arri, Aventin, Beta-Technik et Riva, mais surtout à celle de l’antenne munichoise d’Ultra-Film qui avait dans un premier temps quitté Munich pour Berlin. Pendant des années, Ultra-Film et ses successeurs, Elite GmbH (à ne pas confondre avec l’Elite-Film berlinois, qui fermera ses portes en 1970) et Cineadaptation, alimentent le marché allemand en doublages d’excellente facture sous la houlette du directeur de production Rudolf Kruschinski, prouvant ainsi que « hors de la qualité, point de salut ». Gerd Rabanus fait sienne cette devise avec sa société, Lingua-Film, à qui l’on doit notamment, parmi de nombreuses adaptations remarquables en allemand, celles des pièces de Shakespeare portées à l’écran.

L’un des dialoguistes les plus sollicités à partir du milieu des années 1950 s’appelle Manfred R. Köhler. Il a commencé sa carrière en tant que régisseur de plateau chez IFU, dont il devient, après le décès d’Eugen Berger, le directeur de production. Embauché à Munich, il y développe d’abord l’activité du studio de doublage Beta Technik, avant de fonder sa propre structure, Cinesonor, et de poursuivre en parallèle une carrière de réalisateur.

Peu après la guerre, le doublage est remarquablement bien rémunéré en Allemagne de l’Ouest. En 1948, lors de l’introduction du Deutsche Mark, chaque citoyen des zones occidentales et de Berlin-Ouest reçoit une « prime » de 40 DM, tandis que les cachets à la réplique des comédiens se montent à 5 DM et qu’auteurs de dialogues et directeurs de plateau touchent environ 3 000 DM par film. Mais rapidement, ces tarifs diminuent.

Le secteur peut alors compter sur un personnel à la fois nombreux et hautement qualifié. Les comédiens sont recrutés dans les grands théâtres allemands, l’offre étant particulièrement abondante à Hambourg (Deutsches Schauspielhaus) et à Berlin (particulièrement au Theater am Schiffbauerdamm et au Schiller Theater).

Jusque dans les années 1960, le doublage allemand se caractérise par la lutte que se livrent presque tous les studios pour obtenir une qualité artistique exceptionnelle, même si quelques exceptions viennent évidemment confirmer cette règle. Citons ainsi la dénaturation de l’intrigue de certains longs métrages dans leur doublage ouest-allemand, un chapitre peu glorieux. Le souvenir du régime nazi est encore présent : on éprouve des difficultés et une certaine crainte à traiter de l’histoire du pays et, de leur côté, les distributeurs veillent à ne pas froisser le sentiment national. Ce n’est que dans ce contexte que l’on peut comprendre que les espions nazis du film d’Alfred Hitchcock Les Enchaînés (Notorious, 1946) aient été transformés en trafiquants de stupéfiants et que le film soit sorti en salles sous le titre Weisses Gift [Poison blanc]. De même, la traque de Victor Laszlo par les nazis ne figurait pas dans les premières versions allemandes de Casablanca (Michael Curtiz, 1942). Le film avait été fortement raccourci afin d’éviter toute allusion susceptible de nuire à son succès. Soulignons cependant que ces deux adaptations sont malgré tout très réussies d’un point de vue artistique.

Pendant longtemps, rien ne distingue l’adaptation des longs métrages pour le cinéma de celle des séries télévisées, comme le prouve le doublage de la série britannique Chapeau melon et bottes de cuir (The Avengers), effectué pour la société berlinoise Rondo-Film par le célèbre acteur Werner Peters, interprète du rôle principal dans Le Sujet de l’empereur (Der Untertan, Wolfgang Staudte, 1951). De manière générale, le niveau de langue et la restitution des allusions propres à la culture britannique y sont exemplaires. Le réservoir de voix de doublage, que les spectateurs allemands savent reconnaître entre toutes et ont plaisir à entendre, semble encore inépuisable. D’ailleurs, un grand nombre de doublages existent aussi sous forme de pièce radiophonique (comme celui de Douze hommes en colère [Twelve Angry Men, Sidney Lumet, 1957]). Autre facteur de qualité, la présence d’acteurs de très bon niveau : des artistes connus font des doublages ne contenant que quelques répliques. Cette véritable philosophie est appliquée systématiquement jusqu’à ce que les coupes budgétaires se multiplient. Malgré une amélioration constante des possibilités techniques d’enregistrement de la voix, l’authenticité de l’environnement sonore est souvent perdue. Par comparaison avec les adaptations allemandes produites plusieurs années auparavant, qui semblent restituer fidèlement l’atmosphère sonore de la version originale, bon nombre de doublages paraissent désormais aseptisés.

Des doublages d’excellente qualité verront encore le jour après 1970. Cependant, la pression financière s’accroissant, d’innombrables adaptations, faites « à la chaîne », sont d’une qualité insuffisante. Il faut enregistrer de plus en plus de répliques par jour et, dans le même temps, les cachets s’effondrent de manière spectaculaire.

Cette tendance s’accentue en RFA avec l’apparition des chaînes de télévision privées. Elles inondent le marché d’innombrables séries, principalement américaines, dont la qualité est généralement médiocre. Inutile de préciser que cela a des conséquences catastrophiques sur les textes de doublage allemands qui s’alignent sur ce niveau pitoyable. Les prestations de certains comédiens de doublage – dont on peut se demander s’ils ont jamais mis les pieds dans un cours d’art dramatique – font le reste.

Même en ces temps de médiocrité, le secteur du doublage compte cependant de grands artistes comme l’excellent Wolfgang Staudte, que Stanley Kubrick choisit comme auteur des dialogues et directeur de plateau pour adapter Orange mécanique (A Clockwork Orange, 1971) et Shining (The Shining, 1980). Les films de et avec Woody Allen, qui rencontrent aussi un grand succès en Allemagne, sont fréquemment confiés à la société munichoise Ultra. Le cinéaste américain exige personnellement et par contrat qu’ils soient adaptés par l’auteur de dialogues et directeur de plateau John Pauls-Harding et doublés par le comédien Wolfgang Draeger. À juste titre : ces adaptations sont toutes de grande qualité.

Autre grand spécialiste qui produit aujourd’hui encore régulièrement un travail d’un aussi haut niveau, Arne Elsholtz. Grâce à ses parents, Peter Elsholtz et Karin Vielmetter, il découvre l’adaptation pour ainsi dire au berceau. Parmi ses nombreuses réussites, citons le doublage d’Un poisson nommé Wanda (A Fish Called Wanda, Charles Crichton, 1988). Il signe non seulement le texte, qui restitue l’excentricité et l’humour noir de l’original, mais également la direction artistique de la version allemande et l’interprétation dynamique du rôle d’Otto, tenu par Kevin Kline.

Pour les cinéphiles, les comédiens sont naturellement les rouages les plus connus du doublage. Des voix de qualité ont œuvré pendant de longues années, immédiatement reconnaissables par les spectateurs. Après leur mort, ces comédiens de doublage n’ont que très rarement eu droit à des successeurs dignes de ce nom. Quelques-uns méritent cependant d’être mentionnés ici.

Aujourd’hui encore, Margot Leonard reste indissociable de Marilyn Monroe, même si ce n’est qu’un exemple de l’incroyable diversité vocale qui a permis à cette comédienne allemande de marquer chaque doublage de son empreinte. Citons également Eleonore Noelle qui, par son refus de tout compromis artistique, n’a livré que des prestations exceptionnelles. Dans les rôles de Grace Kelly, par exemple dans Fenêtre sur cour (Rear Window, Alfred Hitchcock, 1954), elle est tout simplement époustouflante, tout comme Ingeborg Grunewald dans ceux de Greta Garbo et de Katharine Hepburn. Dans ce cercle des grandes comédiennes de doublage, ajoutons aussi Tilly Lauenstein (Joan Fontaine, Susan Hayward, Simone Signoret, Barbara Stanwyck) et Gisela Trowe (Ava Gardner, Gina Lollobrigida, Jeanne Moreau, Shelley Winters). Elles ont démontré qu’elles savaient tout jouer, des ingénues aux personnages burlesques en passant par les femmes de mauvaise vie, et prouvé le bien-fondé d’un adage malheureusement trop souvent oublié de nos jours : « Sans talent, point d’artiste. »

Les grandes vedettes masculines du doublage allemand s’appelaient Curt Ackermann, qui a notamment doublé Cary Grant, et Arnold Marquis, que John Wayne réclamait expressément pour le doubler. Quand Charles Laughton apparaît à l’écran, on s’attend à ce que sa voix allemande soit celle d’Eduard Wandrey, comme dans l’emblématique Témoin à charge (Witness for the Prosecution, Billy Wilder, 1957). Pour le public d’outre-Rhin, James Stewart et Siegmar Schneider ne faisaient quasiment qu’un, tout comme Dustin Hoffman et Manfred Schott, jusqu’à la disparition prématurée de ce dernier. Avec la meilleure volonté du monde, impossible d’imaginer quelqu’un d’autre que Christian Brückner en alter ego de Robert de Niro. Mais surtout, comment ne pas citer Gert Günther Hoffmann, dont les performances vocales extraordinaires ont marqué un nombre incalculable de longs-métrages. Il a doublé occasionnellement Clint Eastwood, mais a surtout été la première voix allemande de James Bond (Sean Connery) et celle, inoubliable, de John Steed dans l’adaptation de la série anglaise Chapeau melon et bottes de cuir au côté de Margot Leonard, alias Emma Peel.

Article initialement paru en allemand sous le titre « Zur Synchrongeschichte in Deutschland bis 1970 » sur le site de la Gazette du doublage le 8 mai 2007. Traduction de Francine Aubert et Christophe Ramage. Nous remercions Norbert Aping de nous avoir autorisés à le traduire et à le publier ici.

L'auteur

Historien du cinéma et du doublage, Norbert Aping est un spécialiste de Laurel et Hardy. Son ouvrage Das Dick & Doof Buch - Die Geschichte von Laurel und Hardy in Deutschland (Marbourg, Schüren Verlag, 2004) s’intéresse notamment aux versions doublées en allemand des films du duo comique, tandis que Laurel & Hardy auf dem Atoll: Auf den Spuren von Laurel und Hardys letztem Spielfilm (Marbourg, Schüren Verlag, 2007) est une étude consacrée au dernier film de Laurel et Hardy (Atoll K., Léo Joannon, 1951), une œuvre au destin linguistique complexe et au doublage discutable, à tel point que la traduction américaine de l’ouvrage de Norbert Aping porte le titre révélateur de The Final Film of Laurel and Hardy: A Study of the Chaotic Making and Marketing of Atoll K (Jefferson, McFarland, 2008). Par ailleurs, depuis 2001, Norbert Aping rédige régulièrement des livrets accompagnant les éditions en DVD des versions doublées allemandes des films de Laurel et Hardy.

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