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De l’écrit à l’écran : le sous-titrage d’Anna Karénine

Isabelle Audinot est adaptatrice depuis 1988. À son actif, quelque 200 films en anglais et en italien sous-titrés pour le cinéma et la télévision, mais aussi des doublages, depuis 2007. Ces dernières années, on a pu voir ses sous-titres dans les films de Michael Moore et de James Gray (dont elle a également cosigné le doublage), et tout récemment dans Projet X (Project X, Nima Nourizadeh, 2012) ou Lady Vegas – Les Mémoires d’une joueuse (Lay the Favorite, Stephen Frears, 2012).

Elle relate pour L’Écran traduit comment elle a sous-titré de l’anglais Anna Karénine, l’adaptation du roman de Tolstoï réalisée par Joe Wright et sortie en France en décembre 2012 (le film est distribué par Universal Pictures International France ; la version doublée est signée Linda Bruno).

Résumé du film :

Saint-Pétersbourg, 1874. Anna Karénine, jeune femme de la haute société, est mariée à un haut fonctionnaire, avec qui elle a eu un fils. Lors d’un voyage à Moscou chez son frère Oblonski, elle fait la connaissance du fringant comte Vronski. Ils entament une liaison qui choque l’aristocratie et provoque la déchéance sociale d’Anna. Elle abandonne mari et enfant pour vivre sa passion avec Vronski, une passion dont l’issue sera tragique.

Parallèlement, le film suit le destin de Levine, un propriétaire terrien idéaliste et éperdument amoureux de Kitty, la jeune sœur de l’épouse d’Oblonski. Après avoir essuyé un refus, il obtient sa main et l’emmène vivre une vie paisible à la campagne.

Comment avez-vous été amenée à sous-titrer Anna Karénine ? Comment s’est organisé votre travail ?

Il se trouve que j’avais lu Anna Karénine en février 2012, dans l’édition Livre de poche traduite par Jean-Wladimir Bienstock et publiée initialement en 1906. Je venais de terminer la lecture de Guerre et paix, il m’a semblé que c’était une bonne manière de continuer, et la sortie annoncée du film m’a motivée. Universal m’a confié le sous-titrage de l’adaptation cinématographique à l’été. Le repérage, fait par le laboratoire Titra Film, m’a été envoyé fin août. J’ai eu un mois pour sous-titrer le film, ce qui est un bon délai. Il comporte environ 1 200 sous-titres. Ce n’est pas excessif pour une œuvre de plus de deux heures, je m’attendais à davantage de scènes dialoguées.

Après avoir vu le film, j’ai relu le roman, cette fois dans l’édition Folio, traduite par Henri Mongault et parue en 1935, car Myriam Peyre, la directrice technique d’Universal, qui avait entendu une bonne émission de radio consacrée au roman qui s’appuyait sur cette version1, nous avait demandé, à l’auteur du doublage et à moi-même, de nous y référer. Puis j’ai constitué un fichier Word rassemblant les passages de l’œuvre repris dans le film : le roman est touffu et fait environ mille pages, si bien que bon nombre de scènes ne figurent pas dans l’adaptation.

J’avais déjà sous-titré des films inspirés de bandes dessinées, notamment Tamara Drewe (Stephen Frears, 2010) et Sin City (Frank Miller et Robert Rodriguez, 2005)2, mais c’était la première fois que je me plongeais dans l’adaptation d’un classique étranger.

Le sous-titrage et le doublage ont été écrits en parallèle. On nous a demandé de coordonner notre travail et de comparer nos versions au fur et à mesure. Cela se fait de plus en plus et c’était justifié sur ce film, parce qu’il y avait beaucoup de problèmes communs tels que la translittération des noms russes ou les choix en matière de tutoiement et de vouvoiement. Nous avons donc échangé de nombreux courriels et discuté de plusieurs points sensibles en vue d’harmoniser nos adaptations à certains égards. C’était intéressant : cela m’a obligée à me poser encore plus de questions que d’habitude et à m’interroger sur les raisons de mes choix pour pouvoir les défendre. Par ailleurs, j’ai assisté à la vérification du doublage avec Linda Bruno.

D’un point de vue technique, y a-t-il eu des problèmes particuliers au niveau du repérage ou du découpage des sous-titres ?

Je retouche toujours un peu le repérage. C’est difficile pour le repéreur d’imaginer comment vont être traduits les dialogues. Quand on fait le repérage soi-même avant de traduire, on a déjà une idée de ce qu’on va écrire, mais repérer pour quelqu’un d’autre, c’est différent. Mais en l’occurrence, je n’ai pas modifié grand-chose, car le repérage était plutôt bon. De toute façon, le rythme des sous-titres était très rapide en raison des innombrables changements de plan, ce qui laissait peu de marge de manœuvre.

Dans certaines scènes un peu mouvementées, j’ai dû réunir certaines répliques pour faire des sous-titres en forme de dialogue sur deux lignes, afin de gagner en clarté, mais j’essaie d’en faire le moins possible, je trouve ça confus.

Quelques passages ont été délicats, comme cette longue tirade que prononce Levine lors d’un dîner : « To admire another man’s wife is a pleasant thing, but sensual desire indulged for its own sake is greed, a kind of gluttony, and a misuse of something sacred which is given to us so that we may choose the one person with whom to fulfill our humanness. » En général, j’essaie d’éviter les phrases qui courent sur cinq sous-titres d’affilée, mais il arrive qu’on ne puisse pas mettre de point, s’il n’y a pas de temps mort. C’était le cas ici, la phrase est prononcée d’un trait. Je n’aime pas mettre des points là où il n’y en a pas dans la manière de jouer de l’acteur, parce que cela arrête la lecture. J’ai fait mon possible pour que cette suite de sous-titres soit bien claire, en regroupant les mots qui allaient ensemble et en évitant que les coupes perturbent la compréhension. Cela donne en définitive :

1) Admirer la femme d’autrui
est plaisant,

2) mais le désir comme fin en soi
est de l’avidité,

3) un péché de gourmandise,

4) une corruption de l’élan sacré

5) qui nous guide vers l’être aimé
pour révéler notre humanité.

Comment se sont faits les choix concernant le tutoiement et le vouvoiement entre les personnages ?

Dans la traduction française du roman, le recours au tutoiement et au vouvoiement fluctue selon que les personnages se parlent en privé ou en société, selon qu’ils se disputent ou sont en bons termes. Je ne suis pas allée voir ce qu’il en était dans la version originale du roman, mon russe n’étant pas assez bon pour que je puisse me faire une idée d’ensemble de l’œuvre (je n’ai étudié cette langue que cinq ans, au lycée et à la fac), mais j’ai supposé que les éditions françaises suivaient fidèlement le russe, puisque c’est une langue où la distinction entre « tu » et « vous » existe.

Dans certains cas, l’auteur du doublage et moi-même n’avions initialement pas fait les mêmes choix en matière de tutoiement et de vouvoiement, il a donc fallu trouver un terrain d’entente. En sous-titrage, il est difficile de faire des allers et retours incessants entre « tu » et « vous », surtout dans un film qui comporte beaucoup de personnages aux relations multiples. En doublage, au contraire, le passage du « tu » au « vous » est facilité par le jeu des comédiens, qui peuvent l’accompagner en mettant le ton. À l’écrit dans des sous-titres, un tel changement saute aux yeux et peut amener le spectateur à se demander s’il a bien suivi l’intrigue et pourquoi les personnages se tutoient ou se vouvoient soudainement.

Les rapports entre Anna Karénine et son mari, par exemple, dégénèrent assez rapidement dans le film. On a donc décidé qu’à partir du passage où elle lui annonce son départ, ils se vouvoieraient jusqu’à la fin et ne repasseraient jamais au « tu ».

En revanche, lorsque Vronski et Anna se disputent peu avant leur rupture, ils se vouvoient, mais ils repassent au tutoiement dans leurs derniers échanges.

Il y a aussi le cas du prince Oblonski : au début du roman, un paragraphe le décrit comme un homme aimable et jovial qui s’entend très bien avec tout le monde, y compris avec ses sous-fifres à son travail. Dans les faits, il tutoie la plupart de ses interlocuteurs. Cependant, le roman ne comprend aucune scène entre lui et sa belle-sœur Kitty, alors que le film en invente une. Il m’a semblé qu’ils devaient se tutoyer, de par leurs liens de parenté mais aussi parce que Kitty est très jeune et qu’Oblonski est un personnage chaleureux. En la matière, même quand le film s’en écarte, le roman donne des indices.

Pour la translittération des noms russes, on vous a donc demandé de vous appuyer sur la traduction d’Henri Mongault ?

Le script que l’on m’a remis était de bonne qualité, mais la transcription des noms propres est de toute façon différente  en anglais et en français. Le nom d’un personnage secondaire était orthographié « Chirkov » en anglais, par exemple, ce qui suppose un son tch en début de mot. Après recherches, j’ai vu que ce nom commençait en fait par un son ch dans la version originale en russe du roman. Je ne voyais donc pas l’intérêt d’écrire « Tchirkov », même si cela n’avait pas une grande incidence dans le film.

La translittération des noms russes pose de vrais problèmes : il existe une norme internationale en la matière, mais elle est très peu employée et ne correspond pas aux usages français3. En sous-titrage, il faut que les spectateurs puissent lire et reconnaître les noms instantanément, il est donc impossible d’appliquer cette norme. Alexei en version originale est ainsi devenu Alexis, puisque c’est son nom dans la traduction du roman. Mais les choix d’Henri Mongault ne sont pas toujours évidents à déchiffrer rapidement non plus : le nom du prince et de la princesse « Shcherbatsky » dont il est question dans la version originale du film s’orthographie « Stcherbatski » dans la traduction Folio du roman et, désormais, dans les sous-titres français.

Y a-t-il des moments où vous vous êtes éloignée des partis pris de traduction du roman ?

C’est arrivé à plusieurs reprises. Parfois, il s’agissait d’une simple question de style, comme dans la scène où Anna Karénine déclare à Kitty avec nostalgie : « Oh, to be your age again, surrounded by that blue mist! » Cette réplique figure dans le roman et l’expression correspondant à « blue mist » est « brouillard bleuâtre » chez Henri Mongault. Il m’a semblé que cette formule était datée et portait une connotation négative, alors qu’Anna regrette au contraire ses jeunes années. Dans les sous-titres, c’est devenu : « Quel bel âge que le vôtre ! On voit tout à travers une brume bleutée. »

De la même façon, la traduction d’Henri Mongault utilise fréquemment le verbe « causer », qui s’employait couramment autrefois, mais paraît aujourd’hui soit très vieilli, soit très familier. Quand Betsy vient au chevet d’Anna, vers la fin du film, j’ai donc opté pour « J’ai trop bavardé », alors que le roman indiquait « J’ai assez causé » à cet endroit.

Bien souvent, j’ai aussi noté des glissements de termes entre le roman et le film. Un exemple : dans une scène, le personnage de Levine va voir son frère, qui vit avec une ancienne prostituée ramenée d’une maison de passe. Levine se montre très bienveillant avec elle : il la vouvoie dans le roman et l’appelle « madam » dans la version originale du film. Son frère le reprend et lui dit, dans le roman : « Mais ne lui dis pas vous, ça lui fait peur. Personne, à part le juge de paix qui l’a jugée lorsqu’elle voulait partir de la maison de tolérance, ne lui a dit vous. » En russe et dans la traduction anglaise que j’ai consultée4, c’est ce même terme de « juge de paix » qui est utilisé (respectivement « мировой судья » et « justice of the peace »). Mais dans le film, cette réplique devient : « Don’t talk to her like that. You sound like a magistrate », ce qui apporte une nuance. Il m’aurait semblé incongru de traduire « magistrate » par « juge de paix » dans les sous-titres, puisque les dialogues du film ne correspondaient pas à cet endroit à ceux du roman.

Il y a aussi le cas intéressant du mot « fardeau »…

Dans le roman, il apparaît lors d’une scène où le commandant de Vronski lui donne son avis sur sa liaison avec Anna Karénine :

« Vois-tu […], dans la carrière d’un homme, la femme est toujours la grande pierre d’achoppement. Il est difficile d’aimer une femme et de rien faire de bon. Le mariage seul permet de ne pas être réduit à l’inaction par l’amour. Comment t’expliquer cela ? continua Serpoukhovskoï en cherchant une de ces comparaisons dont il était amateur… Ah ! voilà ! Suppose que tu portes un fardeau : tant qu’on ne te l’aura pas lié sur le dos, tes mains demeureront embarrassées. C’est ce que j’ai éprouvé en me mariant : mes mains sont tout à coup devenues libres. Mais traîner ce fardeau sans le mariage, c’est se vouer fatalement à l’inactivité. Regarde Mazankov, Kroupov… Ce sont les femmes qui ont à jamais compromis leur carrière5. »

Ce qui est intéressant, c’est que le mot « fardeau » figure tel quel, en français, dans le texte russe (et dans sa traduction en anglais).

Dans le film, la scène est assez différente. C’est le frère de Vronski qui le met en garde : « Alexei, we’re brothers, so don’t take offense. Getting married puts the pack on your back. It leaves your hands free for, for climbing the ladder. Getting serious about a married woman is like carrying your pack in your arms. »

Le début de la tirade, qui décrit la femme comme la grande pierre d’achoppement dans la carrière de l’homme, a disparu. Il en va de même du terme « fardeau », qui donnait l’idée de quelque chose de pénible et d’écrasant pour celui qui le porte. À la place, on a le mot « pack » qui donne un sens différent à la scène : c’est un terme pratique, un terme de militaire, d’ailleurs, le frère de Vronski est lui aussi un militaire. Et c’est surtout un terme beaucoup moins connoté que « fardeau ». Son frère lui explique simplement qu’une femme est un « pack » qu’il faut se caler sur le dos pour avoir les mains libres et grimper à l’échelle sociale, mais le côté pesant du fardeau a été gommé. Voilà pourquoi je n’ai pas repris ce mot. Dans les sous-titres, c’est devenu : « Alexis, tu es mon frère, alors, ne te froisse pas. Se marier, c’est mettre son paquetage sur le dos. On a les mains libres pour grimper à l’échelle. Avec une femme mariée, on a les mains encombrées. »

Plus globalement, en quoi le film s’éloigne-t-il du roman et quelles sont les répercussions sur la traduction ?

On le voit avec l’exemple du « fardeau », ce film est une adaptation assez moderne du roman, plus favorable aux femmes. Il s’agit tout de même d’un film réalisé en 2012 d’après une œuvre écrite au XIXe siècle et traduite en 1935 : on ne peut pas se permettre de calquer les sous-titres sur la traduction d’Henri Mongault. Bien sûr, si l’on retraduisait aujourd’hui le roman Anna Karénine, il faudrait tenir compte du fait qu’il date de la fin du XIXe siècle. Mais un réalisateur qui crée une nouvelle œuvre a plus de liberté et, en l’occurrence, le scénariste, Tom Stoppard, a beaucoup actualisé le roman. À un moment, par exemple, Anna Karénine se voit proposer des sorbets et répond : « Je préfère essayer une cigarette. » Cette réplique n’est pas dans le roman et dénote une certaine modernité. Le film dit des choses sur le couple et sur la place des femmes qu’on ne pouvait pas dire au XIXe siècle, ce qui oblige à peser soigneusement la traduction de chaque terme. C’est d’ailleurs ce qui me guide : pourquoi ? Pourquoi ce mot et pas un autre ? Pourquoi cette scène ? C’est toujours mon point de départ.

Dans le même ordre d’idées, la princesse Betsy déclare à Anna lors d’une réception : « J’admire toujours la netteté d’expression de votre mari […] : les questions les plus transcendantes me deviennent accessibles quand il parle6. » Dans le film, cette réplique est très différente : « His opinions are all wrong but he talks so brilliantly he wins every argument. » Le sens est complètement renversé, Karénine est plutôt présenté comme un idiot. C’est devenu dans les sous-titres français : « Il raisonne de travers mais c’est un orateur convaincant. »

Cette version filmée appuie sur la culpabilité des hommes et les raille davantage que le roman. Cela donne des pistes pour traduire certaines répliques. Dans une scène du film, Anna exprime sa crainte qu’on lui retire son fils si elle quitte son mari : « I would never see my son again. The laws are made by husbands and fathers. » Cette dernière phrase ne présente pas de difficulté particulière, si ce n’est que je n’avais droit qu’à 21 caractères (espaces compris) pour la sous-titrer ! J’ai donc choisi d’écrire : « Les hommes font les lois. » C’est un raccourci par rapport à la réplique originale, et la formulation à la voix active est plus abrupte en français qu’en anglais, mais cela va à mon avis dans le sens de ce que je viens d’évoquer, c’est-à-dire que le film épouse plutôt le point de vue des femmes et est moins à charge contre Anna que le roman.

De fait, certaines répliques sont très directes, comme dans cette scène où la belle-sœur de Vronski déclare qu’elle ne rendra plus visite à Anna et commente sa conduite : « I’d call on her if she’d only broken the law. But she broke the rules. » Pour moi, cette dernière phrase est à prendre très littéralement : elle a vraiment enfreint les règles de la bonne société, qui permettent de tout faire du moment qu’on ne se fait pas prendre et que la chose ne devient pas officielle. Cela m’a beaucoup fait penser à La Règle du jeu, de Renoir (1939), et j’ai tenté de restituer cet aspect en français : « J’irais si elle n’avait fait que violer la loi, mais elle a enfreint les règles. »

La modernité vient aussi de la place donnée à Levine. Il me semble que c’est la première adaptation du roman qui n’est pas uniquement centrée sur le personnage d’Anna et donne toute sa place à celui de Levine, qui est en quelque sorte le pendant d’Anna dans l’histoire. Mais c’est aussi un double de Tolstoï, d’une certaine façon, dans les scènes où on le voit comme ce propriétaire terrien qui, taraudé par des réflexions sur la société et la religion, va travailler dans les champs avec ses ouvriers juste après l’abolition du servage en 1861. Ce rééquilibrage entre les personnages est également intéressant, même s’il ne peut être aussi exhaustif que dans le roman.

Si le film présente une certaine modernité dans le propos, les dialogues conservent un style « à l’ancienne ».

C’est vrai, la modernité passe par le choix de certains mots, mais pas tellement par le style proprement dit. À l’époque du sous-titrage laser, on aurait sans doute utilisé la police de caractères « Souvenir7 » pour ce film. On employait la police Futura pour tous les films qui se passaient à l’époque contemporaine, et Souvenir pour les films historiques, parce qu’elle portait une connotation plus classique, voire surannée.

Pour autant, les dialogues ne paraissent pas ampoulés ni datés, et ils sont plutôt bien écrits. Je me suis efforcée de conserver ce style, par petites touches. Cela suffit souvent pour donner une couleur particulière aux dialogues, car on ne peut pas tout rendre en sous-titrage, qui est une traduction de l’oral à l’écrit. Il faut faire attention de garder la fluidité et l’évidence.

Cela passe entre autres par la suppression de « pas » dans certaines négations : « Un inconnu croisé dans une gare ne peut me parler ainsi », « Elle sait qu’elle ne peut te voir. » Ou par l’emploi de « puis » à la place de « peux » : « je ne puis vivre sans elle », « je ne puis pardonner », « je ne puis refuser »… C’était l’occasion aussi de recourir à des mots un peu oubliés, comme lorsque Levine dit à son frère : « Go abroad to a spa. » J’ai traduit par : « Va prendre les eaux à l’étranger », l’expression m’est venue spontanément. Parmi les autres « petites touches » de ce type, il y a aussi « Alexei, you look desperate. It’s not attractive » traduit par « Alexis, vous semblez abattu. Cela vous gâte le teint » ; ou encore « si vous êtes un galant homme » pour rendre « if you’re a good man ».

Pour traduire un « When? » un peu sec en anglais, il m’est arrivé d’écrire « Quand cela ? » dans le sous-titre. Il est rare d’ajouter du texte en sous-titrage, mais lorsque c’est possible, je préfère toujours faire une phrase, plutôt que de me contenter d’un mot. C’est plus dialogué. Lorsqu’un camarade de Vronski lui demande « How was Moscow? » et qu’il répond « Provincial », j’ai par exemple choisi de traduire par : « Et Moscou ? » « Provincial à souhait. » C’est sans doute subjectif, mais « Provincial » tout seul me semblait un peu plat et sec. Avec « Provincial à souhait », on décrit aussi Vronski dans sa classe sociale, et le léger mépris dont il fait preuve dans cette réplique ; il me semble que c’est comme ça qu’il s’exprimerait en français. On a très peu de latitude quand on écrit des sous-titres : il faut saisir les occasions de donner une couleur aux dialogues et de faire passer quelque chose qui est perceptible dans le ton et le jeu de l’acteur.

Les dialogues anglais comportent aussi des emprunts au russe ou au français. Comment les avez-vous traités ?

Le mot français qui revient le plus souvent dans le film est sans doute « Maman ». C’est notamment ainsi que Vronski et son frère parlent de leur mère. J’ai donc conservé « Maman » dans les sous-titres, de préférence à « Mère » qui pouvait être tentant, au vu de l’époque à laquelle se passe l’histoire et de son contexte social. Dans le roman, le français est en effet la langue de l’intimité et même les personnages de la haute société emploient « Maman ».

Certains emprunts au français sont cependant des faux-amis. Lors d’un dîner, la princesse Stcherbatski s’exclame par exemple : « You Petersburgers think yourselves so de bon ton compared with dull, old-fashioned Moscow. » Elle s’adresse à Oblonski, qu’elle souhaite provoquer. Traduire littéralement « les Pétersbourgeois se croient de bon ton par rapport à Moscou » n’avait pas grand sens. De plus, l’expression « de bon ton » a un sens légèrement différent en anglais : elle désigne quelque chose de sophistiqué, à la mode, qui renvoie à la haute société. C’est l’idée de condescendance qui domine ici. J’ai donc opté pour « Les Pétersbourgeois se croient tellement supérieurs. Pour eux, les Moscovites sont sinistres et désuets », sans reprendre le terme français « de bon ton ».

S’agissant des emprunts au russe, Anna appelle son fils « my little kotik » au début du film. « Kotik » (« котик ») veut littéralement dire « chaton » et est employé comme une marque d’affection. Je craignais qu’on ne comprenne pas ce mot dans les sous-titres et que l’expression « petit kotik » suscite des associations malheureuses en français (« psychotique », par exemple !). J’ai donc traduit par « mon petit chaton », puisque c’était le sens, et n’ai pas conservé « kotik ».

Globalement, il y a cependant peu d’emprunts à la langue russe mais, au contraire, un certain nivellement des références aux réalités locales. Par exemple, le roman évoque la « kacha », une bouillie typiquement russe : elle est appelée « kacha à la russe » dans la traduction Folio, « gruau à la russe » dans l’édition Livre de poche et « porridge à la russe » (en français dans le texte !) dans une des  traductions anglaises. Dans le film, la kacha disparaît au profit d’une soupe au chou. Peut-être était-ce plus parlant pour un film destiné à être vendu dans le monde entier.

Il y a une scène particulièrement frappante du point de vue des problèmes de traduction qu’elle pose : celle des cubes. Pouvez-vous nous en dire deux mots ?

Ce passage a été un vrai casse-tête. Il s’agit d’une scène dans laquelle Kitty et Levine s’avouent leur amour avec un jeu de cubes, les cubes portant des lettres qui forment des mots.

Dans le roman, il n’est pas question de cubes, mais d’inscriptions à la craie sur un drap vert :

« - Attendez, dit-il en s’asseyant à son tour. Il y a longtemps que je voulais vous demander une certaine chose.

(…)

- Voilà, dit-il en traçant à la craie les lettres, q, v, m, a, r, c, e, i, e, i, a, o, t ?, qui étaient les premières des mots : “quand vous m’avez répondu : c’est impossible, était-ce impossible alors ou toujours ?” Il était peu vraisemblable que Kitty pût comprendre cette question compliquée ; néanmoins il la regarda de l’air d’un homme dont la vie dépendait de l’explication de cette phrase.

Elle appuya le front sur sa main et se mit à déchiffrer avec beaucoup d’attention, interrogeant parfois Levine des yeux.

- J’ai compris, dit-elle enfin en rougissant.

- Que veut dire cette lettre ? lui demanda-t-il en désignant le t.

- “Toujours” ; mais cela n’est pas vrai.

Il effaça brusquement ce qu’il avait écrit et lui tendit la craie. Elle écrivit : a, j, n, p, r, d.

(…)

Soudain, Levine rayonna de joie : il avait compris la réplique : “Alors je ne pouvais répondre différemment.”

Il l’interrogea d’une œillade craintive :

- Seulement alors ?

- Oui, répondit le sourire de la jeune fille.

- Et… maintenant ? demanda-t-il.

- Lisez. Je vais vous dire ce que je souhaite de toute mon âme.

Elle traça les premières lettres des mots : “que vous puissiez oublier et pardonner.”

De ses doigts tremblants il saisit le bâton de craie, le brisa dans son trouble et répondit de la même façon : “Je n’ai rien à oublier ni à pardonner, car je n’ai jamais cessé de vous aimer.”

Kitty le regarda et son sourire se figea.

- J’ai compris, murmura-t-elle.

Il s’assit et écrivit une longue phrase. Elle la comprit sans hésitation et lui répondit par une autre, dont il fut longtemps à saisir le sens, le bonheur lui enlevant l’usage de ses facultés. Mais dans les yeux ivres de joie de Kitty il lut ce qu’il désirait savoir. Il écrivit encore trois lettres, mais la jeune fille, lui arrachant la craie, termina elle-même la phrase et y répondit par un “oui” en toutes lettres8. »

La scène du roman est improbable, mais les phrases de narration insérées entre les lignes de dialogue rendent crédible le fait que les deux personnages devinent sans difficulté des suites de mots interminables. Elle a été traitée différemment dans le film : les phrases sont plus courtes et Kitty manipule les cubes pendant plus longtemps, ce qui paraît plus vraisemblable.

La première série de cubes qu’aligne Levine porte les lettres « D N M N », pour « Did “no” mean “never”? ». Pleine d’optimisme, je pensais initialement trouver une solution de traduction commençant par ces quatre lettres, ou au moins une formulation en quatre mots, mais j’ai abandonné cette ambition après de longues tentatives infructueuses. C’est une phrase extrêmement compacte, même en anglais, de sorte qu’il était impossible de trouver une traduction française satisfaisante en si peu de mots. Pour corser le tout, Kitty hésite à un moment donné, écrit « Do » avec les cubes, puis corrige en « Did », ce qu’il faut sous-titrer aussi, et elle déclare encore « The last word is “never” » pendant qu’elle tente de deviner les mots.

Je suis passée par plusieurs versions : « Votre non était définitif », puis « Etait-ce un non définitif ? », puis « Diriez-vous non aujourd’hui encore ? » et enfin « Avez-vous dit non pour toujours ? », la variante qui a été conservée dans le sous-titrage. Mais cela m’a paru très frustrant de ne pas trouver une suite de quatre mots qui convienne.

Y a-t-il des passages où vous avez ressenti le besoin de vous éloigner de la version originale ?

Dans une discussion, Oblonski explique, en parlant de son travail : « We’re overwhelmed with work », ce à quoi Levine réplique : « Paperwork! » J’ai traduit cette réponse par : « Du griffonnage ! » parce qu’il m’a semblé que cela disait quelque chose sur le personnage. Je trouvais que « paperasse » ou « paperasserie » passait mal à la lecture dans le sous-titre. « Griffonnage » correspondait bien à Levine parce que c’est un mot qui renvoie à l’enfance et possède une dimension ludique, or Levine est montré dans le film comme un petit garçon qui arrive de sa campagne. C’est un sous-titre en accord avec le personnage qui prononce la réplique, même si le terme peut sembler étonnant à première vue.

Vers la fin du film, un autre passage met en scène une femme de la haute société qui joue les entremetteuses et parle à Vronski d’une princesse à marier. Après avoir détaillé la situation familiale de la jeune fille, elle déclare : « I’m a sales catalogue. » Là, il était bien sûr impensable de traduire littéralement par « Je suis un catalogue des ventes », qui signifie une « liste d’objets présentés à une vente aux enchères. ». Cela tombait à plat et c’était incompréhensible. J’ai envisagé plusieurs versions : « Je sais ce qui est à vendre », « Je connais les marchandises à vendre » ou encore « Mon catalogue est très fourni ». Finalement, j’ai opté pour « Je tiens mon catalogue à jour », qui me paraissait bien rendre l’image de l’anglais.

Parfois, il peut aussi être utile de donner une précision supplémentaire par rapport à la version originale. Ainsi, Anna Karénine s’étonne dans une scène de croiser la comtesse Lydia Ivanova et la salue en lui disant : « Countess, I thought you would be at Peterhof. » Dans le film, c’est la première fois que le nom de Peterhof est mentionné. Dans le roman, au contraire, on en parle beaucoup et on sait qu’il s’agit en fait de la résidence d’été de la famille. Le spectateur risquait de ne pas comprendre cette référence, car s’il faut avoir lu le roman pour comprendre le film, c’est un peu gênant. J’ai donc ajouté un élément dans la traduction pour que le public ne soit pas perdu : « Je vous croyais à Péterhof pour l’été. »

Ma priorité, c’est que les spectateurs comprennent, et cela conditionne ma manière de travailler : je traduis le film en le visionnant et en l’écoutant, mais je relis plusieurs fois mes sous-titres sans l’image avant de faire une « pré-simulation » avec un confrère. Autrement dit, j’essaie de plus en plus de « lire le film » comme si je ne l’avais pas vu auparavant et de passer en revue chaque sous-titre en me demandant si tout est bien compréhensible. Je m’efforce de me rapprocher de plus en plus du point de vue du spectateur français et de m’éloigner de celui d’un traducteur qui parle anglais et n’a pas besoin de sous-titres. Cela me permet de rectifier le tir, d’expliciter ou de préciser.

En revanche, je ne pense pas que le sous-titreur soit là pour mettre sa patte sur une œuvre et d’une manière générale, j’évite de « faire des effets » dans les sous-titres. Je crois au contraire qu’il faut disparaître le plus possible, faire en sorte que le spectateur comprenne tout de suite ce qu’il y a à comprendre, sans ajouter de fioritures. Quand on a deux secondes pour traduire une réplique, on ne s’amuse pas à écrire une belle phrase « pour se faire plaisir » : on va à l’essentiel.

Propos recueillis par Samuel Bréan et Anne-Lise Weidmann à Paris, le 16 décembre 2012

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