Introduction

Lorsqu’on est spectateur d’un film, que voit-on, qu’entend-on ? Le film tel que l’ont voulu initialement celles et ceux qui l’ont fait ? Une version révisée par son auteur plusieurs années après sa première exploitation ? Une autre manipulée par les producteurs ou les censeurs ? Qu’ont regardé et écouté les premiers spectateurs italiens de Citizen Kane, dont l’intégralité de la musique originale de Bernard Herrmann avait été remplacée dans la version doublée en Italie ? Et aujourd’hui, quand un film sort simultanément dans le monde entier, les spectateurs reçoivent-ils tous les mêmes images et les mêmes sons ?

Ces questions lancées pêle-mêle révèlent la nature protéiforme qui caractérise « un » film. L’article indéfini peut aussi bien être remplacé par le défini : suis-je certain que « le » film que je viens de voir n’existe que sous une seule et unique forme ? Les exemples sont légion de films aux versions plurielles, souvent toutes aussi légitimes les unes que les autres, disponibles simultanément ou se succédant au fil du temps, chacune oblitérant la précédente à la manière d’un palimpseste.

Au même titre que les versions remontées, réduites, allongées ou restaurées, les versions doublées et sous-titrées ne sont pas les moindres avatars de la nature multiple d’un film. Le doublage et le sous-titrage transforment un film qui n’est alors plus tout à fait identique à celui que voient et entendent les spectateurs qui en comprennent la langue. Il n’en est pas nécessairement amoindri, mais il devient différent, dans des proportions variables. En outre, la réception critique et publique des films étrangers est très fortement conditionnée par la nature des versions doublées et sous-titrées, fait bien souvent oublié.

Ces réflexions sur la multiplicité du film constituent le fil conducteur de ce numéro. Un entretien avec les auteurs du doublage et du sous-titrage de The Grandmaster souligne ainsi la variété des versions de ce film en fonction du lieu et du moment de sa présentation au public. La pratique du refilmage des inserts de textes dans les versions doublées en est un autre exemple, de même que la manipulation idéologique des films d’Ingmar Bergman par le doublage dans l’Espagne franquiste.

L’analyse de versions si multiples est parfois rendue difficile par l’accès aux copies et à l’imprécision, voire à l’absence, de leur identification. La situation est particulièrement criante dans le cas des versions doublées éditées en DVD : le plus souvent, seule la bande son doublée est disponible, l’image restant celle de la version originale. Impossible alors de connaître les créateurs du doublage puisque le générique mentionnant leurs noms, quand il existe, ne figure pas dans les images de la VO. Les versions sous-titrées ne sont guère mieux considérées.

La consultation de copies doublées et sous-titrées conservées dans les cinémathèques et archives du film pose les mêmes difficultés. S’il est généralement possible de savoir si tel film est conservé dans une version doublée ou sous-titrée, des informations supplémentaires, comme les noms des adaptateurs, directeurs artistiques, comédiens, studios de doublage et laboratoires de sous-titrage sont, le plus souvent, manquantes.

Une collaboration entre adaptateurs, chercheurs, archivistes et conservateurs, mais aussi distributeurs et responsables d’entreprises de doublage et de sous-titrage paraît nécessaire et urgente, si l’on veut pouvoir répondre clairement à la question « que voit-on, qu’entend-on ? » quand on est spectateur d’un film.

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