Le doublage à l’honneur dans la revue Décadrages

Revue semestrielle suisse, publiée à Lausanne, Décadrages fête cette année ses dix ans d’existence. Plus d’une vingtaine de numéros ont jusqu’à présent réuni des dossiers consacrés aux œuvres de cinéastes d’Europe et des Amériques, ainsi que des ensembles thématiques concernant des sujets aussi divers que le train au cinéma, le cinéma et la migration, ou le « cinéma élargi ».

Le numéro double « Printemps 2013 » est essentiellement composé d’un dossier très dense consacré au doublage, thème hardi pour une revue cinéphile et universitaire. Les auteurs des différents articles y donnent un sens très large à l’appellation « doublage », au point d’inclure ce qui relève davantage de la postsynchronisation en général, sans qu’un transfert de langue soit nécessairement en jeu. Toutefois, cette multiplicité de points de vue fait aussi la richesse de ce numéro.

Les aspects professionnels ouvrent et closent le dossier grâce à deux entretiens : l’un avec des praticiens du doublage et du sous-titrage, l’autre concernant la distribution et l’exploitation des films étrangers en Suisse. Ces entretiens encadrent des études de fond portant sur différentes questions théoriques, historiques et esthétiques soulevées par le doublage.

Le texte d’Alain Boillat, « Le doublage au sens large : de l’usage des voix déliées », constitue la clé de voûte du numéro par les thèmes qu’il développe, en particulier son concept de « déliaison » entre le corps et la voix. Fruit de la postsynchronisation et, particulièrement, du doublage, le découplage du corps et de la voix est, pour Boillat, un aspect spécifique du cinéma, propice à la fois à la création et à la réflexion esthétique et théorique1. Comme l’annonce son titre, cet article traite aussi bien du doublage de films étrangers que des films postsynchronisés dépourvus d’opération de traduction. C’est à propos du doublage qu’il est, de mon point de vue, le plus passionnant, en commençant notamment par montrer à quel point ce mode de traduction est, depuis, ses origines, déprécié de toutes parts. Un petit panorama des attaques multiples contre ce mode de traduction amène l’auteur à déplorer le véritable « non-lieu que constitue l’étape du doublage dans la chaîne de fabrication d’un film ». Il met aussi en évidence l’intérêt qu’il y a, pour l’analyse filmique et l’histoire du cinéma, à étudier les variantes linguistiques d’un même film, singulièrement les versions doublées2.

Appréhender le doublage « au sens large » fait glisser progressivement l’analyse de Boillat vers la postsynchronisation, dont les enjeux sont toutefois, à mon sens, assez différents, en raison de l’absence de transfert linguistique et d’une dimension de recréation peut-être plus limitée qu’en doublage. Ses commentaires sur certains films de la Nouvelle Vague, d’Alain Resnais notamment, concernent exclusivement la postsynchronisation. Néanmoins, la grande contribution d’Alain Boillat est de « penser l’esthétique de la postsynchronisation » et d’aller au-delà des problématiques traductologiques. Concluant par un retour à l’histoire, il souligne que l’étude de la période 1929-1934, riche de toutes sortes d’expérimentations, est d’une importance capitale pour une théorisation des possibilités offertes par le doublage.

Cet article permet en outre de faire une articulation entre deux études historico-esthétiques. La première, « Le doublage cinématographique et vidéoludique au Québec : théorie et histoire », est en affinité avec la position théorique de Boillat, puisqu’elle est due à Germain Lacasse (l’un des principaux historiens des bonimenteurs du cinéma muet), Hubert Sabino et Gwenn Scheppler. Sur le plan théorique, cette contribution collective s’appuie sur le travail de sémioticiens comme Istvan Fodor et Paul Zumthor à propos de la performance orale. Dès 1976, Fodor a consacré une étude spécifique au doublage, soulignent les auteurs3, dans laquelle il indique que le dialogue de doublage n’est pas seulement un texte abstrait et qu’il faut souligner les particularités physiques de son énonciation. Lacasse, Sabino et Scheppler reprennent à leur compte ces théories anciennes mais, selon eux, toujours pertinentes et affirment que les aspects physiologiques de l’élocution importent davantage que le texte proprement dit.

S’il ne s’agit pas de tomber dans l’excès inverse et de négliger la qualité des dialogues, l’importance donnée à la physiologie de l’élocution n’en est pas moins cruciale. Et il est frappant que la remise en mémoire de ces positions théoriques et la pertinence des commentaires qui les accompagnent proviennent non pas de traductologues, mais d’historiens et de chercheurs en cinéma.

Les auteurs font du bonimenteur du muet l’ancêtre direct du comédien de doublage, au sens où la lecture des intertitres fait de lui à la fois un traducteur et un comédien de doublage avant l’heure. Concédant que le bonimenteur transforme le film en une illustration de l’histoire qu’il raconte, les chercheurs québécois admettent implicitement que sa prestation est de nature différente de la performance de l’acteur de doublage. Par ailleurs, quelques données historiques sont sujettes à caution. Ainsi lit-on qu’on dénombrerait environ 150 films doublés en français vers la fin des années 1930 en France. Le chiffre est imprécis : concerne-t-il l’ensemble de la décennie ou bien un volume annuel ? Il est surtout inexact puisque, rien que pour l’année 1933, on relevait 90 films étrangers doublés en français4. De même, les auteurs affirment que la France aurait décrété en 1949 un embargo sur les films doublés hors de son territoire. Or, c’est dès 1932 qu’un décret, renouvelé annuellement pendant toute la décennie, a imposé la réalisation des versions doublées sur le territoire français5.

Lacasse, Sabino et Scheppler consacrent une partie importante de leur article au doublage appliqué aux jeux vidéo, tel qu’il est pratiqué au Québec. S’ils font une distinction claire entre le doublage de films et le doublage vidéoludique, ce développement peut paraître sortir du sujet dans un dossier avant tout consacré au cinéma. Il s’agit là d’un glissement semblable - mais moins pertinent me semble-t-il - à celui consistant à intégrer la postsynchronisation sans transfert linguistique au domaine général du doublage.

On doit la seconde étude historico-esthétique du dossier de Décadrages à un autre trio de chercheurs, François Albera, Claire Angelini et Martin Barnier qui, dans « M / Le Maudit, ses doubles et son doublage », étudient minutieusement la version française du chef-d’œuvre de Fritz Lang6. Ils précisent d’emblée que les analyses francophones de cette œuvre ne soulignent jamais qu’en 1932, le public français a découvert un film différent du M vu l’année précédente en Allemagne. Répertoriée depuis des décennies sous le titre français M le maudit, cette version s’intitule en réalité Le Maudit, tel qu’apparaît ce titre à l’écran en incorporant le M du titre original. Cette assimilation formelle par le titre est le reflet d’une version hybride. Les auteurs allient l’analyse génétique et sociologique du film original à l’étude spécifique de la recréation partielle en jeu dans la version française.

Au moment où Fritz Lang prépare son film, un tueur en série défraie la chronique, qualifié par la presse de « vampire de Düsseldorf ». C’est l’occasion d’un débat public sur la peine de mort, peu de temps avant la prise du pouvoir par Hitler. Les crimes sont immédiatement identifiables par le public allemand dans la trame narrative du film. Ce contexte a disparu de la version française, expurgée des aspects politiques et linguistiquement uniformisée, la diversité des accents de la version originale n’ayant pas été rendue. Le Maudit n’est plus qu’un thriller, certes haletant, mais dépouillé de son actualité et de sa dimension sociale. En outre, le dénouement s’en trouve également modifié.

L’hybridité de la version française de M réside dans le fait qu’elle relève à la fois du doublage et de la « version multiple ». C’est ce que démontre une section abondamment documentée de cette étude, grâce aux témoignages et entretiens consultés, ainsi, bien sûr, qu’au film proprement dit. L’adaptation des dialogues est due au scénariste André Lang et la direction du doublage au cinéaste Roger Goupillières. Très bien accueillie par la critique de l’époque, cette version contribua même à donner un crédit favorable au doublage à un moment charnière dans l’histoire de cette méthode, encore balbutiante, de traduction cinématographique. C’est d’ailleurs l’occasion pour Albera, Angelini et Barnier de passer brièvement en revue l’accueil critique du doublage en général à cette époque.

Exemplaire sur le plan de la recherche historique et de la réflexion esthétique, cet article l’est aussi par la place qu’il accorde à un aspect habituellement dédaigné par les critiques. En incorporant le commentaire sur le doublage à une étude historique et esthétique, les auteurs contribuent avantageusement au projet éditorial du dossier de Décadrages.

Absente du Maudit, la politique est au cœur de versions doublées examinées par deux autres articles de ce dossier, qui traitent du doublage comme outil de censure ou arme de détournement idéologique. Daniel Sánchez-Salas s’intéresse à la censure franquiste dans « Une modernité sous tutelle : le doublage des films d’Antonioni dans l’Espagne du début des années 1960 ». En examinant les versions doublées de L’Éclipse (L’eclisse, 1962) et de La Nuit (La notte, 1961) l’auteur démonte les mécanismes par lesquels le doublage a servi à transformer des films novateurs sur la condition humaine au XXe siècle en mélodrames conventionnels. Effectuée par le distributeur lui-même avant la présentation du film aux instances officielles, la censure se traduit par des suppressions de répliques ayant trait à la sexualité et à la politique. Elle s’appuie également sur des modifications du niveau de langue et de la tonalité des voix, plus guindées et plus graves que dans la version originale. Dans cette étude brève mais très éclairante, l’auteur montre comment le doublage fut, dans l’Espagne du début des années 1960, à la fois témoin et lieu du conflit entre la censure franquiste et la modernité7.

Pour sa part, François Bovier, codirecteur de Décadrages avec Alain Boillat, se penche sur l’utilisation du doublage comme outil de détournement idéologique. Après avoir présenté les notions de détournement et d’appropriation auxquels se livrèrent en France les mouvements lettriste et situationniste (de 1945 à 1975 environ), Bovier s’intéresse particulièrement à deux films de René Viénet, dont La Dialectique peut-elle casser des briques ? (1973), fameux mais objet de rares commentaires quant à l’élaboration du détournement par le doublage. Tout l’enjeu – et, selon les afficionados, la réussite – de cette manipulation repose sur le principe de déliaison entre image et son. De même que Boillat a montré comment la déliaison corps/voix née du doublage pouvait produire des effets esthétiques dignes d’intérêt, Bovier souligne à quel point ce découplage donne naissance à une création nouvelle, ici au service d’un propos politique. L’auteur évoque également les détournements effectués par Godard et ses Ciné-tracts et la manipulation féministe d’une émission de télévision avec Françoise Giroud en 1976. On peut regretter que ces deux exemples sortent un peu du champ annoncé par le titre de l’article, « Doublage et détournement : un film peut en cacher un autre ». Pour Bovier, le détournement cinématographique pratiqué par les situationnistes est intéressant en tant qu’opération de parasitage carnavalesque et jubilatoire, mais aussi – et notoirement, ajouterai-je – inoffensif.

Les entretiens qui encadrent ce vaste dossier concernent deux aspects de la distribution des films étrangers : l’adaptation doublée ou sous-titrée et la distribution des films. Nos confrères Isabelle Audinot et Sylvestre Meininger ont accordé un entretien au long cours à Alain Boillat dans lequel doublage et sous-titrage sont évoqués. Ils soulignent notamment l’importance de la discrétion des sous-titres, non par leur rareté, mais par leur qualité qui doit faire oublier au spectateur qu’il les lit. Quant au doublage, l’accent est mis sur les gestes, le jeu, le rythme et pas seulement sur la bouche. Par ailleurs, les deux adaptateurs déplorent l’évolution des conditions d’exercice de leur métier sous l’effet de la généralisation des procédés numériques à toutes les étapes du doublage et du sous-titrage. Ils regrettent également que les jeunes diplômés issus des formations universitaires, aujourd’hui trop nombreuses, servent avant tout de main-d’œuvre corvéable aux laboratoires de sous-titrage et aux studios de doublage. On notera la présence, au terme de cet entretien, d’un exemple édifiant de dialogue traduit, qui met en regard le dialogue original, celui du doublage et le texte des sous-titres d’un même film. Très intéressant et particulièrement rare dans une revue de ce type, cet exemple met notamment en évidence une pratique récurrente, et irritante, dans les doublages réalisés en France, consistant à remplir de dialogue ou d’interjections la moindre ouverture de bouche, même lorsque la bande-son originale ne contient aucun son équivalent.

Si les conséquences du basculement dans l’ère numérique peuvent être problématiques pour les adaptateurs, on pourrait penser que la distribution et l’exploitation des films étrangers avaient tout à y gagner. À ce sujet, Cédric Bourquard, programmateur chez plusieurs distributeurs suisses, s’exprime dans un entretien figurant dans la rubrique « Cinéma suisse » de ce numéro, mais qui s’inscrit aussi logiquement dans le dossier « Doublage ». Bourquard constate en effet que, si le choix entre version doublée et version originale sous-titrée existe maintenant depuis une vingtaine d’années grâce aux DVD, en réalité le grand public ne regarde pas les versions originales. La situation est aujourd’hui identique dans l’exploitation en salles, malgré les possibilités de choix de versions offertes par les DCP (Digital Cinema Package). Cet entretien est aussi l’occasion de mieux connaître les conditions de distribution des films étrangers en Suisse. De rigueur dans les régions alémanique et romande, le sous-titrage bilingue allemand-français est réalisé exclusivement en Suisse car tous les sous-titres doivent comporter deux lignes, une par langue. Il est donc impossible de reprendre les sous-titrages effectués en France, dont le découpage n’est pas contraint par le bilinguisme. Quant au doublage, il n’est jamais réalisé en Suisse où sont exploitées des versions doublées en France, en Allemagne et en Italie.

Cédric Bourquard livre un bon exposé des contraintes du programmateur, en proie au dilemme opposant une situation idéale (tout sortir en version doublée et sous-titrée) à la réalité (la préférence du grand public pour le doublage). Cette préférence susciterait actuellement une nette diminution des versions originales visibles sur les écrans helvétiques. En Allemagne et en Autriche, le phénomène serait encore plus accentué, puisqu’il serait question de la disparition pure et simple des VO dans ces pays8.

Malgré les quelques réserves évoquées, redisons à quel point ce numéro de Décadrages est remarquable par son ambition intellectuelle et ses diverses perspectives d’étude du doublage. Il fera date, sans aucun doute, et s’inscrit dans la lignée de textes pionniers en la matière, ceux de Roland Lacourbe en 1977 et de Gérard-Louis Gautier en 1981 qui furent les premiers, en France, à aller à contre-courant des idées reçues en ce domaine9. La qualité de ce dossier contribue à légitimer l’étude historique et esthétique du doublage, comme aspect à part entière du cinéma, et à détruire son statut de « non-lieu » pour en faire un véritable « lieu » du cinéma.

Décadrages, n° 23-24, printemps 2013, 180 p. (dossier « Le doublage », p. 8-146)

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