Journal de traduction : Hannah Arendt

Du devoir de la désobéissance civile (Ada Ushpiz)

Commençons par une précision : n’étant pas réalisatrice, je n’ai jamais été confrontée aux problèmes que posent, pour l’auteur d’un documentaire, le choix, l’agencement et l’intégration d’images ou de textes préexistants dans une œuvre qui a son propre rythme, son point de vue et sa dynamique. Je ne peux que supposer qu’il s’agit d’une tâche délicate, nécessitant la prise en compte de nombreux paramètres. Mon propos n’est donc bien sûr pas de pointer du doigt le travail des réalisateurs évoqués dans ce texte, mais de mettre en lumière les difficultés, les questionnements et les dilemmes parfois insoupçonnés qu’entraînent leurs décisions d’écriture et de montage pour les traducteurs-adaptateurs de l’audiovisuel. Au demeurant, les trois documentaires cités ont été passionnants à traduire, tant sur le fond que sur la forme.

Cette traduction en voice-over et sous-titrage d’un documentaire sur Hannah Arendt pour la chaîne Arte m’est proposée en août 2015 par Stéphanie Urbain du laboratoire de post-production Eclair Media. On n’a pas toujours le choix de ce que l’on traduit (car s’il est bien sûr permis de dire « non » de temps en temps, il faut bien vivre), mais en l’occurrence, je me réjouis à l’idée de me replonger dans l’univers de cette philosophe, dont j’ai un peu abordé l’œuvre au cours de mes études d’allemand. La date de rendu est fixée à la mi-septembre, ce qui me permet de partir en vacances l’esprit tranquille (la traductrice profite mieux de ses congés lorsqu’elle sait qu’une commande intéressante l’attend sur son bureau).

Un mot sur le documentaire tel qu’il se présente. Il s’agit d’une version raccourcie et quelque peu modifiée de Vita Activa: The Spirit of Hannah Arendt, coproduction israélo-canadienne de 125 minutes réalisée en 2015 par Ada Ushpiz1 (ci-après : Vita Activa). La « version Arte », signée par la même réalisatrice, dure 90 minutes et porte le double titre franco-allemand de Hannah Arendt – Du devoir de la désobéissance civile/Hannah Arendt – Die Pflicht zum Ungehorsam (ci-après : Hannah Arendt). Multilingue, Hannah Arendt établit des parallèles entre la pensée de la philosophe (évoquée par l’intermédiaire d’images d’archives, d’interviews de penseurs ou d’activistes contemporains et de lectures en voix off) et certains mouvements sociaux et politiques en cours en Égypte, en Israël, en Chine, en Ukraine et au Canada. Outre l’anglais et l’allemand, qui sont mes langues de travail, des interviews et archives en arabe, en hébreu, en cantonais et en ukrainien doivent donc également être traduites ; elles sont confiées respectivement à Hassina Baba-Ali, Joanna Levy, Alice Touch et Marilyne Fellous. La plupart de ces passages tournés dans des langues autres que l’anglais et l’allemand constituent des ajouts qui ne figurent pas dans Vita Activa.

La version allemande Arte d’Hannah Arendt constitue pour moi le point de départ de l’adaptation. Le documentaire ne comportant pas de narration, mais uniquement des interviews, archives et lectures en voix off, la question de la « véritable version originale » du documentaire ne semble initialement pas se poser avec une acuité particulière ; ce cas de figure est fréquent pour la chaîne franco-allemande et il est convenu que les traducteurs partent des interviews originales pour les passages traités en voice-over dans la version allemande. Toutefois, les nombreuses lectures en voix off, qui sont en allemand dans cette version Arte, sont en anglais dans Vita Activa, ce qui est loin d’être un détail, comme on va le voir.

Je me propose dans les pages qui suivent d’évoquer à la façon d’un « journal de bord » quelques problèmes posés par la traduction des citations d’œuvres d’Hannah Arendt et des archives audiovisuelles présentes dans l’œuvre, en opérant à l’occasion quelques détours par d’autres œuvres que j’ai adaptées au cours des années passées. Ne seront abordés que des passages du documentaire qui étaient à l’origine dans mes langues de travail.

Histoires de droits

Avant même que je me plonge dans la traduction proprement dite, se pose la question des nombreuses citations qui parsèment le documentaire en voix off. Selon le relevé qui m’est fourni, il s’agit d’une vingtaine de passages issus des œuvres majeures d’Hannah Arendt (notamment Les Origines du totalitarismeLe Système totalitaire et Eichmann à Jérusalem), mais aussi de lettres ou d’essais moins connus du grand public, sans oublier quelques écrits d’autres auteurs. Tout ayant été traduit et publié en français, il « suffit » en théorie d’éplucher la dizaine d’ouvrages concernés pour y retrouver les différentes citations. Dans un premier temps, c’est d’ailleurs la consigne qui m’est transmise.

Puis Arte se ravise. Le service juridique de la chaîne, chargé de régulariser les droits avec les éditeurs, craint de longues et fastidieuses démarches et préférerait que les extraits soient retraduits dans le cadre de cette version française.

Voilà plus de dix ans que je travaille pour la chaîne franco-allemande sans m’être interrogée, je l’avoue, sur la procédure permettant d’utiliser des citations littéraires d’une certaine longueur dans l’adaptation d’un documentaire. J’apprends à cette occasion qu’il ne suffit pas, tant s’en faut, de faire apparaître au générique de fin un sous-titre résumant les informations relatives à l’œuvre citée, mais que l’utilisation d’un extrait se monnaie généralement et doit faire l’objet d’un contrat (dès lors que l’on excède le droit de courte citation, bien sûr). L’opération prend du temps et rien ne garantit que l’éditeur donne son accord. Pour compliquer le tout, les maisons d’édition ne disposent pas systématiquement des droits nécessaires pour autoriser une utilisation du texte à la télévision, a fortiori lorsque la publication de l’ouvrage concerné remonte à plusieurs décennies. Enfin, leurs exigences concernant les sous-titres à faire figurer à la fin du programme sont parfois difficiles à satisfaire, tout simplement par manque de place.

Me va-t-il falloir retraduire des paragraphes isolés du Système totalitaire ? Je l’avoue, cette perspective me fait courir un léger frisson le long de l’épine dorsale. Il s’agit d’un texte complexe, d’une œuvre magistrale que les lecteurs francophones connaissent dans la traduction de Jean-Loup Bourget, Robert Davreu et Patrick Lévy (oui, ils avaient dû s’y mettre à trois !) publiée au Seuil en 1972, puis révisée en 2002 par Hélène Frappat. Est-il bien raisonnable de retraduire quelques passages éparpillés au fil des 380 pages de l’ouvrage, hors contexte, sans le temps nécessaire, vraisemblablement, pour accomplir l’indispensable travail de fond terminologique et conceptuel que nécessiterait un tel texte ?

Fort heureusement, un compromis est trouvé : pour les œuvres les plus connues de la philosophe, je suis autorisée à reprendre la version publiée ; pour les écrits moins « intimidants » et les extraits de correspondances, je proposerai une nouvelle traduction. Il n’y a plus qu’à s’y atteler.

Documentation en cours de constitution

Extraits : que peut-on réutiliser ?

Les citations littéraires abondent dans les documentaires (surtout, cela va de soi, lorsque ceux-ci abordent des thèmes historiques ou culturels au sens large) et il n’est pas toujours évident de retrouver d’où elles sont issues précisément. Chose rare qui mérite d’être soulignée, on me fournit pour Hannah Arendt un fichier clair et complet réunissant tous les extraits cités en allemand avec le titre de l’ouvrage dont ils proviennent.

Une certaine marge de manœuvre m’est laissée dans le choix des passages pour lesquels je reprendrai une traduction publiée, même si je sens bien que moins je le ferai, mieux ce sera ! La sélection va cependant en partie se faire toute seule, car les citations allemandes sont parfois coupées d’une façon qui a de quoi laisser perplexe : un morceau de phrase ici, un autre là, un verbe issu d’une troisième phrase… Ainsi, lorsque le documentaire cite en voix off l’essai « Franz Kafka2 » au timecode 00:40:003, c’est en ces termes :

« Im Sommer 1924 starb Franz Kafka. Heute wissen wir, dass Kafkas Welt mehr als ein Alptraum ist. Auf der Suche nach dem wahren Grund, trifft K. mit dem Gefängnisgeistlichen zusammen, der ihm die verborgene Größe des Systems predigt und ihm anrät, nicht mehr nach der Wahrheit zu fragen, denn ‚man muss nicht alles für wahr halten, man muss es nur für notwendig halten.‘ So ist die Welt. Und da K. dies für eine ‚trübselige Meinung‘ hält, erwidert er: ‚Die Lüge wird zur Weltordnung gemacht.‘ »

Le paragraphe s’ouvre par une phrase lapidaire : « Im Sommer 1924 starb Franz Kafka. » [À l’été 1924, Franz Kafka mourut.] Dans la version française de l’essai4, la phrase complète – qui est aussi la première du texte – se présente ainsi : « Lorsque Franz Kafka, un Juif de Prague de langue allemande, mourut de phtisie à l’âge de quarante et un ans durant l’été 1924, son œuvre n’était connue que d’un petit nombre d’écrivains et d’un cercle encore plus restreint de lecteurs5. » Soit une phrase nettement plus riche et complexe. La deuxième phrase de la citation en voix off (littéralement : « Nous savons aujourd’hui que l’univers de Kafka est davantage qu’un cauchemar ») apparaît onze pages plus loin dans l’essai : « Nous sommes aujourd’hui sans doute beaucoup plus conscients qu’il y a vingt ans que cet univers est davantage qu’un cauchemar et qu’il coïncide de façon inquiétante avec la structure de la réalité que nous sommes contraints d'endurer6. » Là encore, un net appauvrissement et une juxtaposition de deux phrases sans lien dans le texte d’origine.

Nous passons ensuite de but en blanc, dans la voix off, à une évocation de la quête de « K. », le personnage du Procès, qui nous ramène neuf pages en arrière dans l’essai par rapport à la phrase 2. Le « faux raccord » est évident pour quiconque comprend l’allemand : « Auf der Suche nach dem wahren Grund », dit la phrase, « en quête de la véritable raison » (mais la raison de quoi ? on ne le sait pas). Dans l’ouvrage d’Hannah Arendt, une page sépare ce début de phrase de ce qui suit dans la voix off. Le reste est à l’avenant, n’insistons pas.

Après une demi-heure passée à reconstituer ce puzzle à partir de la traduction de Sylvie Courtine-Denamy, il me paraît évident que l’effet obtenu tiendra davantage du monstre de Frankenstein que du patchwork harmonieux. Je finis donc, la mort dans l’âme, par retraduire le passage tel qu’il se présente dans la version originale du documentaire, sans me préoccuper outre mesure du texte d’Hannah Arendt (un comble !) et en ajoutant quelques éléments – soulignés ci-après – visant à fluidifier et à clarifier une citation censée paraître homogène et suivie :

« Franz Kafka mourut à l’été 1924. Nous savons aujourd’hui que son univers était bien plus qu’un cauchemar. En quête de la véritable raison de son arrestation, le personnage de K. dans Le Procès rencontre un aumônier de prison qui lui fait un sermon sur la grandeur cachée du système et lui conseille de cesser de chercher la vérité. Car, dit-il, “on n’est pas obligé de croire que tout est vrai, il suffit de le tenir pour nécessaire”, et ainsi va le monde. K., jugeant qu’il s’agit d’une “triste opinion”, rétorque qu’elle “ferait du mensonge un ordre mondial”. »

Cet extrait me laisse un sentiment désagréable : à quoi bon présenter comme une citation d’Hannah Arendt une suite de mots qui ne correspond plus à rien de réel et d’existant à force de coupes ? Pourtant, un synthé7 annonce bien la source du texte au moment où la voix off en commence sa lecture :

Ce pendant audiovisuel d’un « deux-points, ouvrez les guillemets » est trompeur et le choix de la VO me place devant un « conflit de loyauté » : pour conserver la cohérence du texte choisi par la réalisatrice et présenté dans le documentaire comme une citation d’Hannah Arendt, je me vois obligée de trahir les mots de la philosophe.

Ailleurs, c’est le montage qui me force la main. Au timecode 00:05:01, la voix off allemande cite un extrait des Écrits juifs d’Arendt, entre deux archives du procès d’Adolf Eichmann. Je remarque en consultant l’édition française qu’une phrase de l’allemand ne figure pas dans la traduction publiée (elle est en gras ci-dessous) :

« Das Böse ist ein Oberflächenphänomen. Wir widerstehen dem Bösen nur dann, wenn wir nachdenklich bleiben. Das heißt, indem wir eine andere Dimension erreichen als die des täglichen Lebens. Je oberflächlicher jemand ist, desto eher wird er sich dem Bösen ergeben. Das ist die Banalität des Bösen. [C’est la banalité du mal.] Ein Anzeichen für eine solche Oberflächlichkeit ist der Gebrauch von Klischees. Und Eichmann war, weiß Gott, ein perfektes Beispiel dafür8. »

Je rétablis dans un premier temps la version publiée de la citation (d’autant que la célèbre notion arendtienne de « banalité du mal » est approfondie ailleurs dans le documentaire), mais un nouveau visionnage du passage dans le documentaire me fait changer d’avis. En effet, au moment où la voix off lit ces mots, voici ce que montre l’image :

Serait-ce un oubli de l’édition française ? Mais non, vérification faite dans l’édition américaine9, la phrase « That is the Banality of Evil » n’apparaît nullement à cet endroit. Ce que le documentaire nous montre en sous-entendant qu’il s’agit du texte original authentique est une reconstitution à laquelle on a cru bon d’ajouter une phrase, pour partie en italique qui plus est, comme pour accentuer son importance. Il me paraît difficile, dans l’adaptation française, de ne pas ajouter à mon tour « C’est la “banalité du mal” », sans quoi le spectateur pensera que la traductrice a oublié une phrase de la voix off…

Ça me rappelle… (1)

Petit détour, léger retour en arrière : en décembre 2009, je traduis un documentaire sur la prostitution intitulé Das älteste Gewerbe/Le plus vieux métier du monde (Katja Esson, 2009). Ce panorama de l’histoire de la prostitution évoque et cite au fil de ses 88 minutes différents écrits français, parmi lesquels la correspondance entre Alban F. (souteneur) et Suzanne G. dite « Suzy » (prostituée exerçant à Parthenay dans les Deux-Sèvres) pendant la Seconde Guerre mondiale. Aucune indication de source ne permet de situer ces citations. Or dans la mesure où la version originale de cette correspondance est en français, il n’est pas question ici de « retraduire », il me faut retrouver le texte. Il s’avère, après enquête, que cette correspondance est conservée aux Archives départementales des Deux-Sèvres, à Niort (peu accessibles pour moi qui vis alors à Paris). Fort heureusement, cette information figure dans un article de l’historien Cyril Olivier, « Un proxénète écrit à Suzy en 1941 », qui cite lui-même abondamment les lettres d’Alban et de Suzy10.

À 01:16:02, la narration du documentaire précise qu’Alban manipule Suzy et la menace lorsque celle-ci envisage de cesser de se prostituer. Puis un extrait de la prose d’Alban est lu d’une traite en voix off à 01:16:10, tandis que la caméra glisse en gros plan sur différents fragments des lettres d’origine :

« Du weißt doch, dass ich dich nicht ausschimpfen werde, wenn du alles tust, um Geld zu verdienen. Das wäre gut, wenn wir Freunde bleiben wollen. Ich hoffe, dass du verstehst, sonst muss ich dich strafen. Kapiert? »

[Tu sais bien que je ne te gronderai pas si tu fais ton possible pour gagner de l’argent. Il serait préférable que nous restions amis. J’espère que tu comprends, sans quoi je devrai te punir. Compris ?]

Bien minutée, la séquence fait coïncider le « Kapiert? » final de la voix off et le « Compris ! » souligné à l’écran. On se rend cependant compte, en lisant les lettres visibles à l’image et l’article de Cyril Olivier, que cette citation n’en est pas une, mais qu’il s’agit, là encore, d’un assemblage de phrases sans rapport les unes avec les autres. La première est ainsi sortie de son contexte, un long paragraphe dans lequel Alban manipule la jeune fille en alimentant ses espoirs de bonheur conjugal tout en la poussant à travailler davantage pour lui11. La troisième provient d’une autre lettre, rédigée près de deux mois plus tard et destinée non seulement à Suzy, mais aussi à sa consœur Gilberte. En français, Alban s’adresse aux deux jeunes femmes avec un « vous » collectif pour leur reprocher d’avoir pris en même temps un jour de congé (phrase d’origine non tronquée : « J’espère que vous saurez comprendre sans acte de quoi il s’agit et que vous ne m’obligerez pas à prendre des sanctions, mais je vous préviens que je suis à bout et que j’en ai marre12. »). L’allemand a traduit le « vous » par un « tu », modifiant ainsi le sens de la menace. Ce que les destinataires de la lettre sont censées « comprendre » a également changé entre le texte original et sa citation tronquée en allemand, la phrase précédente n’ayant plus rien à voir. En somme, rien ne colle dans ce passage.

Que faire ? Reprendre les citations d’origine et remplacer le « vous » devenu incongru par un « tu », c’est sans doute un moindre mal. Mais là encore, le travail de recherche attendu du traducteur débouche sur une forme de tricherie (encore plus gênante que dans le cas de « Franz Kafka » dans Hannah Arendt, puisqu’il s’agit d’un texte écrit à l’origine en français). Il n’est jamais très agréable, en soulevant le capot d’un documentaire (ce que l’on attend théoriquement d’un traducteur consciencieux), d’y trouver des citations détournées de leur sens, édulcorées ou approximatives, surtout lorsque cette découverte génère une incompatibilité entre la fidélité souhaitée à l’œuvre audiovisuelle et le respect de la source citée. La situation est d’autant plus ridicule lorsqu’une partie de la citation originale est visible à l’écran dans sa forme manuscrite et ne correspond manifestement pas à ce que dit la voix off. Mais revenons à Hannah Arendt.

À phrase coupée, sens modifié

Une nouvelle citation allemande me donne du fil à retordre au timecode 00:37:32 du documentaire :

« Jedes Mal, wenn sie aus diesem langen, verträumten und doch festen Schlaf erwachte, in dem man so ganz eins und einig mit sich selbst ist, wie mit dem, was man träumt, hatte sie dieselbe scheue und tastende Zärtlichkeit zu den Dingen der Welt, an der ihr deutlich wurde, ein wie großes Stück ihres eigentlichen Lebens gänzlich in sich versunken – schlafartig13. »

Il s’agit d’un texte curieux : une lettre adressée à Martin Heidegger dans laquelle Hannah Arendt livre ses sentiments les plus profonds, mais à la troisième personne du singulier14. Seulement, la dernière phrase a été abrégée (le texte continue ainsi : « … schlafartig, möchte man sagen, wenn es im gewöhnlichen Leben etwas diesem Vergleichbares gäbe – dahingelaufen war ») et par là même privée d’un de ses verbes (placé tout à la fin, « dahingelaufen »). Si l’on part de la traduction publiée de ce paragraphe, voici ce qu’il faudrait barrer dans le texte français pour parvenir au même « montage » que dans la citation allemande tronquée :

« Chaque fois qu’elle s’éveillait de ce long, de ce lourd sommeil malgré tout peuplé de rêves, de ce sommeil où l’on ne fait qu’un avec soi-même comme avec ce qui vous visite en rêve, toujours elle éprouvait la même tendresse pudique et tâtonnante envers les choses du monde, qui lui fit voir combien un pan non négligeable de sa propre vie s’était écoulé en sombrant pour ainsi dire par lui-même comme dans le sommeil, serait-on tenté de dire, si tant est qu’il y ait quoi que ce soit de comparable dans la vie de tous les jours15. »

Là encore, il s’avère indispensable de revenir au texte source et de commencer par se procurer l’édition allemande de cette lettre : sans sa fin, sans son verbe, tout un pan de la phrase perd son sens. Le capot, à nouveau !

La question du texte source

Les citations des œuvres majeures d’Hannah Arendt me placent face à un autre problème : Les Origines du totalitarisme — Le Système totalitaire et Eichmann à Jérusalem, en particulier, ont initialement été écrits en anglais (la philosophe ayant émigré aux États-Unis en 1933 pour fuir le nazisme), puis traduits en allemand par Hannah Arendt elle-même. Cependant, cette auto-traduction n’est, de l’aveu même de la philosophe, pas totalement fidèle à son original. L’intéressée précise les allers-retours entre les deux langues au début de l’édition allemande des Origines du totalitarisme :

« Ceci est la version allemande de l’ouvrage The Origins of Totalitarianism, paru aux États-Unis au printemps 1951. Il ne s’agit pas d’une traduction fidèle au mot près du texte anglais. J’ai rédigé certains chapitres directement en allemand et les ai ensuite traduits en anglais ; le cas échéant, c’est alors la version originale qui est présentée. Mais le remaniement du texte en allemand a aussi donné lieu à des modifications, des suppressions et des ajouts qui ne méritent pas d’être détaillés ici16. »

Une étude précise des enjeux et des modalités de cette auto-traduction tout à fait singulière dépasserait bien sûr le champ de cet article17, mais l’on devine bien le problème qui va se poser dans le cadre de l’adaptation d’Hannah Arendt : la version originale du documentaire Arte cite la version allemande du texte, tandis que la traduction publiée en France des Origines du totalitarisme a été réalisée à partir de la version anglaise. Et les deux ne coïncident effectivement pas toujours « au mot près ».

On notera d’ailleurs que l’édition française de l’ouvrage18 ne comporte ni avant-propos ni avertissement au lecteur qui mentionneraient ce fait, ce qui peut paraître étonnant. À l’inverse, La Tradition cachée – Le Juif comme paria, par exemple, s’ouvre sur une note d’une page, rédigée par Sylvie Courtine-Denamy, qui contextualise brièvement les essais du recueil et se termine par cette précision :

« Nous avons pris le parti de traduire de l’allemand, tout en gardant l’anglais en regard, d’une part les articles dont il existe une version dans les deux langues (due à Hannah Arendt), d’autre part les articles originellement écrits en anglais puis réécrits en allemand par l’auteur, pour confirmer cette remarque d’Hannah Arendt : “Il y a une différence incroyable entre la langue maternelle et toute autre langue… La langue allemande, c’est en tout cas l’essentiel de ce qui est demeuré et que j’ai conservé de façon consciente19…”. »

Vérification faite pour les besoins de l’adaptation du documentaire, les écarts sont parfois non négligeables entre la version allemande et la version française des passages de L’Origine du totalitarisme cités, même si la philosophe reste bien sûr globalement fidèle au fond de son propos. Prenons l’exemple d’un bref paragraphe cité en voix off à 00:43:35 dans Hannah Arendt :

« Totalitäre Politik ist nicht Machtpolitik (…) im Sinne einer (…) nie dagewesenen Übertreibung und Radikalisierung des alten Strebens nach Macht nur um der Macht willen; hinter totalitärer Macht-(…) wie hinter totalitärer Realpolitik liegen neue, in der Geschichte bisher unbekannte Vorstellungen von Realität und Macht überhaupt20. »

[Traduction littérale : La politique totalitaire n’est pas une politique de puissance au sens d’une accentuation et d’une radicalisation inédites de la vieille aspiration au pouvoir pour le pouvoir ; le pouvoir totalitaire, tout comme la realpolitik totalitaire, est sous-tendu par des conceptions de la réalité et du pouvoir nouvelles, sans précédent dans l’Histoire.]

Voici le passage correspondant dans la version anglaise d’origine et sa traduction fidèle en français publiée au Seuil :

« The problem with totalitarian regimes is not that they play power politics in an especially ruthless way, but that behind their politics is hidden an entirely new and unprecedented concept of power, just as behind their Realpolitik lies an entirely new and unprecedented concept of reality21. »

« L’ennui avec les régimes totalitaires n’est pas qu’ils manipulent le pouvoir politique d’une manière particulièrement impitoyable, mais que, derrière leur politique, se cache un concept entièrement nouveau, sans précédent, du pouvoir ; de même que derrière leur Realpolitik se trouve un concept entièrement nouveau, sans précédent, de la réalité22. »

Si les versions allemande et anglaise se rejoignent à peu près sur la fin de l’extrait, le début diffère fortement, l’« aspiration au pouvoir pour le pouvoir », notamment, étant complètement absente de l’anglais. Ailleurs, les glissements sont parfois plus subtils, mais tout de même gênants du point de vue du sens. Au timecode 00:15:05, la voix off lit : « Die Massen weigern sich die Zufälligkeit, die eine Komponente alles Wirklichen bildet, anzuerkennen23. » [Les masses refusent de reconnaître le caractère fortuit qui est une composante de tout réel.] L’anglais indique à cet endroit : « What the masses refuse to recognize is the fortuitousness that pervades reality24 », traduit comme suit dans l’édition française : « Ce que les masses refusent de reconnaître, c’est le caractère fortuit dans lequel baigne la réalité25. » Simple composante dans un cas, élément omniprésent dans l’autre, le sens lui-même a évolué d’une version à l’autre.

On retrouve ici le conflit de fidélité évoqué précédemment, bien qu’il soit cette fois plus facile à trancher. Il paraît logique que la version française d’Hannah Arendt cite la traduction française publiée du Système totalitaire. Cette fois, on peut considérer que je m’éloigne du propos de la documentariste, mais il me semble peu judicieux de retraduire en français l’auto-traduction/adaptation par Arendt de son propre ouvrage.

Faire parler Hannah Arendt

S’il est courant de sous-titrer les séquences d’archives, Arte a choisi pour ce documentaire de traiter en voice-over les nombreux extraits d’interviews d’Hannah Arendt en noir et blanc et de confier leur interprétation à la comédienne Céline Monsarrat, voix française habituelle de Julia Roberts.

Hannah Arendt présente, entre autres archives, des extraits de deux entretiens avec la philosophe : le premier est télévisé, réalisé par Günter Gaus dans le cadre de son talk-show Zur Person et diffusé sur la chaîne ouest-allemande ZDF le 28 octobre 196426 (ci-après « entretien Gaus ») ; le second est radiophonique, réalisé par Joachim Fest, diffusé sur la station SWR le 9 novembre de la même année27 (ci-après « entretien Fest »).

Un extrait de l’entretien Gaus est présenté dès les premières minutes d’Hannah Arendt, à 00:02:45. La nature de l’archive est annoncée par un synthé :

Dans un premier échange, Günter Gaus interroge Hannah Arendt sur les reproches qu’a suscités aux États-Unis la parution de son ouvrage Eichmann à Jérusalem. La question est elle-même composée de trois phrases non consécutives dans l’entretien original et remontées pour former un tout relativement cohérent. Après quelques hésitations, l’intéressée répond :

« Sehen Sie, es gibt Leute, die nehmen mir eine Sache übel, und das kann ich gewissermaßen verstehen von außen: Nämlich, dass ich da noch lachen kann. Und ich war wirklich der Meinung, dass der Eichmann ein Hanswurst ist, und ich sage Ihnen: Ich habe dies Polizeiverhör, 3.600 Seiten, gelesen und sehr genau gelesen, und ich weiß nicht, wie oft ich gelacht habe; aber laut! »

[Voyez-vous, il y a des gens qui m’en veulent – et je peux le comprendre, dans une certaine mesure, vu de l’extérieur – parce que j’arrive encore à rire. J’étais convaincue qu’Eichmann était un bouffon. Je vais vous dire : j’ai lu son interrogatoire de police, 3 600 pages, je l’ai lu de très près, et j’ai ri aux éclats je ne sais combien de fois !]

Un changement de plan au TC 00:04:01 nous fait alors passer du visage d’Hannah Arendt à des images d’archives du procès d’Adolf Eichmann.

Sur ces nouvelles images, Hannah Arendt poursuit, hors champ :

« Eichmann war ganz intelligent, aber diese Dummheit hatte er. Das war die Dummheit, die so empörend war. Und das hatte ich eigentlich gemeint mit der Banalität. Da ist keine Tiefe, das ist nicht dämonisch, das ist einfach der Unwille sich je vorzustellen, was eigentlich mit dem anderen ist. Nicht wahr! Ich habe keineswegs gemeint, der Eichmann sitzt in uns, jeder von uns hat den Eichmann und was weiß der Deibel was. Nichts dergleichen! »

[Eichmann était très intelligent, mais il avait cette bêtise. Et c’est cette bêtise qui paraissait scandaleuse. Voilà ce que je voulais dire quand j’ai parlé de « banalité ». Il n’y a là aucune profondeur, rien de démoniaque, simplement le refus complet de se mettre à la place des autres, n’est-ce pas ? Je n’ai jamais voulu dire qu’un Eichmann sommeillait en chacun d’entre nous ou je ne sais quelle bêtise. Non, rien de tel !]

En l’absence d’indication contraire, il semble évident pour le spectateur que ce paragraphe prend la suite de ce qui précède. On entend pourtant un léger décrochage dans la bande-son et le rendu de la voix d’Hannah Arendt change sensiblement : pour cause, ce second extrait est issu de l’entretien Fest. Lorsque l’interviewée dit « diese Dummheit » [cette bêtise], elle se réfère en réalité à une anecdote qu’elle vient de rapporter à Joachim Fest, anecdote qu’elle tient elle-même d’Ernst Jünger (dans laquelle il est question de la bêtise d’un paysan allemand qui affamait des prisonniers russes pendant la Seconde Guerre mondiale).

Dans l’archive remontée, traduire « cette bêtise », « cette forme de bêtise » ou « la même bêtise » n’a pas de sens, puisqu’il manque la référence antérieure. Quant aux deux dernières phrases, on constate en écoutant l’intégralité de l’entretien ou en consultant sa transcription qu’elles sont en fait prononcées avant ce qui précède. Comme avec certains extraits des œuvres d’Arendt, on se trouve ici face à un patchwork dont la cohérence laisse à désirer.

Pourtant, le spectateur français n’en saura rien : la traduction superposée à l’original permet de gommer les petites inconséquences générées par le remontage. La différence de son perceptible dans la VO disparaît sous la voix française et il suffit de traduire par exemple « aber diese Dummheit hatte er » par « mais il avait une forme de bêtise » pour évacuer toute ambiguïté. Ni vu ni connu.

C’est en effet une fonction bien connue de la traduction en voice-over que de lisser quelque peu les propos du locuteur interviewé, lorsqu’un entretien est remonté ou, tout simplement, que l’intéressé hésite, se reprend ou ne termine pas ses phrases. Le savoir-faire du traducteur consiste généralement à recréer une impression de naturel, tout en occultant sciemment une partie des marques de spontanéité du discours d’origine. Mais une interview tournée spécialement pour un documentaire n’a-t-elle pas un autre statut que des images d’archives ? Ces entretiens existent en dehors du documentaire Hannah Arendt, ils sont consultables sur Internet sous forme de vidéo et de transcription, ont été publiés et traduits, leur contenu est donc bien connu28. À l’heure où les images et les textes circulent si facilement, comment ne pas se sentir là encore tiraillé entre la fidélité au montage voulu par la réalisatrice et le respect de la parole arendtienne ?

D’autant que par endroits, le remontage des entretiens finit par changer franchement le sens du propos original. Un passage issu de l’entretien Fest est particulièrement éclairant à cet égard ; il est composé d’une question et d’une réponse rassemblées artificiellement dans le documentaire. Voici la transcription exacte des propos de la philosophe à 01:04:57 et leur traduction littérale :

« Es ist ein neuer Verbrechertyp. Ich stimme Ihnen zu. Wir stellen uns doch unter einem Verbrecher jemanden vor mit verbrecherischen Motiven. Und wenn wir uns Eichmann begucken, dann hat er verbrecherische Motive eigentlich überhaupt. Er wollte mitmachen, er wollte ‚Wir‘ sagen. Und dieses Mitmachen, und dieses Wir-Sagen-Wollen war ja ganz genug, um die allergrößten Verbrechen möglich zu machen. »

[C’est un criminel d’un nouveau genre. Je suis d’accord avec vous. On imagine qu’un criminel est une personne qui agit avec des mobiles criminels. Et si on se penche un peu sur Eichmann, on voit qu’il a tout à fait des mobiles criminels. Il voulait participer, il voulait dire « nous ». Et cette aspiration à participer et à dire « nous » était amplement suffisante pour rendre possibles les pires crimes.]

Mais le montage est ici quelque peu radical. Il manque une négation dans la quatrième phrase, qui, dans l’entretien original, se présente en réalité ainsi : « Und wenn wir uns Eichmann begucken, dann hat er verbrecherische Motive eigentlich überhaupt nicht. » Cette absence inverse le sens de la phrase, qu’il faut en réalité traduire ainsi : « Et si on se penche un peu sur Eichmann, on voit qu’il n’a absolument pas de mobiles criminels » (ce qui se raccorde mieux au reste).

Sans un retour à l’archive audiovisuelle d’origine ou à sa transcription fidèle, comment éviter ici le contresens ? La suite de cet extrait de l’entretien Fest juxtapose à nouveau des groupes de deux ou trois phrases non consécutives dans l’entretien original, jusqu’à une fin particulièrement obscure. En voici là encore la transcription fidèle et la traduction très littérale (à 01:06:01) :

« Und ich würde nun sagen, dass die eigentliche Perversion des Handelns ist das Funktionieren. Und die Lust an diesem reinen Funktionieren, diese Lust, die ist ganz evident bei Eichmann gewesen. Dass er besondere Machtgelüste gehabt hat, glaube ich nicht. Er war der typische Funktionär. Und ein Funktionär ist, wenn er wirklich nichts anderes ist, als ein Funktionär – ist wirklich ein sehr gefährlicher Herr. Mit Skrupeln. Es waren die Funktionäre mit Skrupeln. »

[Je dirais que la véritable perversion de l’action réside dans le fonctionnement. Le plaisir que procure ce pur fonctionnement était tout à fait évident chez Eichmann. Je ne crois pas qu’il nourrissait un désir de puissance. C’était l’archétype du fonctionnaire. Et un fonctionnaire, quand il n’est vraiment rien d’autre que ça, est un homme très dangereux. Avec des scrupules. C’étaient les fonctionnaires qui avaient des scrupules.]

Comme l’on peut s’en douter, un raccord malheureux intervient avant les deux dernières phrases, qui sont, elles, tirées d’un passage ultérieur évoquant d’autres hauts fonctionnaires du régime nazi et leurs déclarations lors du procès de Nuremberg. Pourtant, le montage ne laisse pas de respiration avant ces deux phrases, l’enchaînement est fluide. La fin de cette interview devient en conséquence proprement incompréhensible. Dans ma traduction, j’ai choisi d’expliciter en remplaçant ces deux dernières phrases par une seule : « Mais certains fonctionnaires ont eu des scrupules. »

On le comprend, le traducteur ne peut pas faire l’économie de la consultation des archives d’origines, dans des cas comme ceux-ci. Fort heureusement, il s’agissait de documents facilement accessibles, en l’occurrence, et le traitement en voice-over choisi par la chaîne permet de lisser quelque peu les incohérences relevées au stade des recherches. Tel n’est pas toujours le cas (et l’on songe à la perplexité probable des spectateurs allemands du même documentaire).

Ça me rappelle… (2)

Nouveau détour et retour en arrière : en mai 2008, je traduis un documentaire de Michael Christoffersen intitulé Slobodan Milosevic : le jugement dernier (Milosevic On Trial, 2007), dont la version originale est majoritairement en anglais et pour partie en serbe. Le délai étant serré, mon client n’a pas trouvé d’adaptateur du serbe vers le français disponible assez rapidement, mais un traducteur technique qui a accepté de venir faire quelques heures de simulation pour vérifier que la traduction des scènes d’audiences réalisée à partir des sous-titres anglais ne trahissait pas la version originale. C’est donc moi qui suis chargée de faire ce premier jet dans cette configuration peu idéale.

Il est intéressant, du reste, de traduire les passages d’audiences dans leur intégralité au lieu de ne traiter que les répliques en anglais, car cela permet de mieux suivre ce qui se passe. Il se trouve en outre que les archives du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie sont accessibles au grand public : les vidéos des audiences (avec version originale et interprétation), ainsi que les transcriptions, sont disponibles en ligne. Grâce à cet accès aux archives, je m’aperçois assez rapidement que les séquences présentées dans le documentaire ont fait l’objet d’un remontage parfois extrême. Il ne s’agit pas seulement de phrases qui n’ont objectivement pas d’intérêt dans le propos du documentaire (points de procédure, passages hors sujet, etc.) qui ont été coupées, ce qui serait compréhensible, mais d’interventions largement « charcutées ». Ce qui est présenté, dans Slobodan Milosevic, comme une suite de questions-réponses, correspond souvent en réalité à des phrases sans lien, éparpillées sur plusieurs heures d’audience et remontées sous une forme très condensée. En tendant l’oreille, on perçoit une légère saute de son aux points de montage. Cependant, rien à l’image n’indique que l’on est passé de la minute 10 à la minute 47 de l’audience entre une question et la réponse correspondante (alors qu’un rapide fondu au noir, par exemple, aurait sans doute pu faire l’affaire). Le procédé est donc propre à induire en erreur.

Je suis déjà assez mal à l’aise (s’il s’agit de montrer que l’accusé était coupable en alignant ses sorties les plus accablantes, il me semble que les faits étaient suffisamment graves en l’état), toutefois le summum est atteint au TC 01:41:46, lors de l’échange suivant entre Slobodan Milosevic et le général de police Obrad Stevanovic, à la suite de la projection à l’audience d’une vidéo accablante montrant l’exécution de prisonniers de Srebrenica :

« Milosevic :
Da li vama kao čoveku koji se bavi ovakvim poslovima policijskog istraživanja i to ovo govori da je ovo dodato, kompilacija, nasnimljeno malo? »

[Vous qui avez l’habitude de mener des enquêtes de police, diriez-vous que ces images ont été assemblées, compilées, qu’il s’agit d’un montage29 ?]

« Stevanovic :
Pa meni govori očigledno da je reč o dve stvari, koje su spojene. »

[Je dirais qu’il s’agit de toute évidence de deux choses différentes que l’on a mises bout à bout.]

L’accusation de manipulation des images semble particulièrement ironique dans ce contexte. En 2008, c’est la première fois que je me retrouve face à un tel cas de remontage « extrême » d’archives. Le documentaire est bien sûr achevé, il a même été présenté et primé dans plusieurs festivals. Certes, il est peu probable que la presse titre, au lendemain de sa diffusion, « Un documentaire primé manipule les archives ! La traductrice savait tout ! », mais j’éprouve un sentiment désagréable à me retrouver malgré moi dans la confidence sans pouvoir y faire grand-chose, si ce n’est signaler à mon client ce que j’ai constaté lors de mes recherches (sans même savoir si mes remarques seront transmises à la chaîne).

Dans Hannah Arendt, le même procédé est employé pour des scènes montrant le procès d’Adolf Eichmann en avril 1961 à Jérusalem (à 01:06:44) ainsi qu’un interrogatoire d’Hermann Göring à Nuremberg en 1946 (à 00:41:30). Dans ce dernier cas, par exemple, on passe sans transition d’une question posée par le procureur américain Robert Jackson le 18 mars 1946 à un échange entre Hermann Göring et Robert Jackson séparé de la question initiale par plus de 1 600 mots de questions-réponses dans les transcriptions30, puis à la réponse de Göring à une autre question, posée, elle, le 13 mars 194631 par son avocat, Otto Stahmer. Le synthé qui ouvre la séquence indique simplement « Procès de Nuremberg – Göring confirme la politique nazie de 1933 », sans donner plus de précisions sur les images montrées. Rien ne signale bien sûr la première ellipse ni le passage à une séquence filmée cinq jours plus tôt.

Traduire des fragments est toujours une gageure. Mais dans le cas de fragments qui ont une existence en dehors d’un documentaire ou de toute autre œuvre, le traducteur a besoin de revenir au discours original, afin d’y grappiller un peu de contexte et d’y trouver une cohérence (ou de vérifier les incohérences qu’il soupçonne).

Les traducteurs travaillant pour l’édition évoquent volontiers les contradictions croisées dans les ouvrages qu’ils traduisent (personnage secondaire qui change de nom en cours de roman, déplacements improbables du point de vue de la topographie d’un lieu, héros qui enlève plusieurs fois ses chaussures dans une même scène, ou simplement erreur factuelle sur une date ou un nom) et qu’ils sont amenés à rectifier discrètement.

En traduction/adaptation audiovisuelle, les erreurs de ce type ne peuvent pas toujours être gommées complètement, puisque l’image demeure et que les dialogues originaux restent audibles (en totalité dans le cas d’une version sous-titrée, partiellement dans un traitement en voice-over). Lorsque les coupes et les remontages sont délibérés, le traducteur se retrouve en outre à devoir « choisir son camp » : respecter les choix de l’auteur de l’œuvre audiovisuelle ou rester fidèle au document d’origine par égard pour le public. Après tout, un contrat tacite lie tout documentaire « sérieux » à ses spectateurs : ce qui est montré est authentique et digne de confiance…

L’enchaînement bancal des phrases d’un extrait littéraire ou d’un entretien, les raccords de son, les changements de plan en cours d’archive sont autant d’indices qui peuvent mettre la puce à l’oreille et inciter le traducteur à approfondir ses recherches avant de se lancer dans l’adaptation du passage concerné pour, peut-être, mieux comprendre son propos, et ainsi mieux le traduire dans la langue d’arrivée.

Il arrive que l’on regrette, en traduction audiovisuelle, de ne pas pouvoir communiquer avec les futurs spectateurs de l’œuvre en insérant dans les œuvres des « notes du traducteur » à la façon de nos confrères de l’édition. Le plus souvent, il s’agirait d’expliciter un jeu de mots ou une référence culturelle, mais on se prend à rêver d’un dispositif permettant de signaler au public un raccourci de montage discutable ou une coupe qui modifie le sens des phrases prononcées…

Remerciements à Belinda Milosev, Hadar Taylor Schechter et Stéphanie Urbain.

L'auteur

Anne-Lise Weidmann exerce depuis 2003 dans la traduction audiovisuelle et technique. Elle est membre du comité de rédaction de L’Écran traduit.

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