Dossier

Doublage et postsynchronisation : enquête en Italie en 1970 (1re partie)

Dossier : Introduction

Le dossier que nous présentons, publié par la revue italienne Filmcritica dans son numéro de juillet-août 1970, s’inscrit dans un contexte précis, à la fois dans l’histoire de cette publication et celui de son pays.

Créée en 1950 par Edoardo Bruno, qui la dirige aujourd’hui encore, Filmcritica est contemporaine des deux grandes revues cinéphiles françaises, les Cahiers du cinéma et Positif.

À l’époque de ce dossier, l’Italie est depuis longtemps un « grand pays de doublage », comme trois autres pays européens : l’Allemagne, l’Espagne et la France. Toutefois, la France a toujours accordé une certaine place aux films en version originale sous-titrée dans les salles commerciales, voire sans sous-titres lors de certaines projections à la Cinémathèque française, établissement fréquenté par les cinéphiles qui professent leur amour de la VO. L’un d’eux, Jean-Luc Godard, s’en fait l’écho dans Le Gai Savoir, tourné en 1968, en faisant dire au personnage joué par Jean-Pierre Léaud : « Avec Bernardo [Bertolucci], on va foutre des grenades dans le plus grand cinéma de Rome, pour punir les spectateurs italiens. Ils refusent qu’on projette les films en VO. Depuis l’invention du cinéma “parlant”, ils ont jamais vu un film “parlé”. C’est incroyable, ça. Terrifiant ! Préférer un son esclave à un son libre ! Non non non, faut les punir. »

Mais la situation italienne est plus complexe encore : non seulement les films étrangers y sont doublés, mais les films italiens eux-mêmes sont postsynchronisés, les tournages se faisant sans son direct.

Deux grandes étapes précèdent la publication du dossier de Filmcritica : la publication d’un texte de plusieurs cinéastes italiens à propos du doublage et, plus directement, le tournage en Italie d’un film en son direct par les cinéastes Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.

Le manifeste d’Amalfi

Les 3 et 4 février 1968, Filmcritica organise la troisième édition de son « Congrès sur le langage filmique » (« Convegno sul linguaggio filmico »), dans la ville d’Amalfi1. Le thème en est « le film sonore » (« Il film sonoro »). À cette occasion, une dizaine de cinéastes italiens, jeunes et moins jeunes, publient un manifeste, reproduit dans la revue quelques mois plus tard2 :

« Les développements actuels des études théoriques sur le film sonore impliquent de prendre position, avant toute chose, sur l’utilisation abusive et systématique du doublage, qui nuit très souvent aux valeurs expressives du cinéma. Les acteurs eux-mêmes prennent l’habitude, sachant qu’ils seront postsynchronisés (généralement par d’autres comédiens), de se détacher des personnages qu’ils jouent.

Les techniques du doublage et l’utilisation d’effets sonores pré-enregistrés privent les films de l’apport, sur le plan du style, d’éléments qui devraient en être partie intégrante, tout en leur infligeant des procédés trompeurs imposés par les producteurs et les distributeurs, et qui finissent par revêtir un caractère idéologique. La postsynchronisation des films italiens, quand elle n’est pas nécessaire pour des raisons de style, et le doublage de films étrangers constituent les deux facettes absurdes et inacceptables du même problème.

Le moment de la réflexion théorique doit donc se joindre à l’action sur le terrain.

Un premier pas souhaitable serait la mise en place, en marge du circuit commercial ordinaire (dont il serait bon, de toute manière, de revoir l’organisation), d’un réseau organisé et dynamique de salles spécialisées, dans le but d’habituer aux versions originales un public dont le goût est aujourd’hui de plus en plus en plus déformé aujourd’hui par la tromperie sonore.

L’abolition de l’utilisation systématique du doublage, dont l’existence met en danger la possibilité d’un cinéma italien sonore, est un aspect crucial de la lutte pour défendre la richesse de la langue pour protéger une véritable liberté d’expression, pour mettre en place et développer un cinéma total.

Michelangelo Antonioni, Marco Bellocchio, Bernardo Bertolucci, Vittorio Cottafavi, Vittorio De Seta, Alberto Lattuada, Alfredo Leonardi, Valentino Orsini, Pier Paolo Pasolini, Gillo Pontecorvo, Brunello Rondi, Francesco Rosi, Paolo Taviani, Vittorio Taviani »

On le voit, les signataires de ce manifeste abordent le doppiaggio à la fois dans le sens de postsynchronisation et de doublage, comme cela sera le cas dans le dossier de Filmcritica deux ans plus tard. Le ton véhément étonne d’autant plus qu’il tranche avec les pratiques ou opinions exprimées ailleurs de certains de ces réalisateurs, Pasolini en tête, qui intègre dans sa démarche artistique la dissociation entre un acteur à l’écran et celui qui le double. C’est la position inverse de deux cinéastes français alors récemment installés en Italie : Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.

Sur une (autre) petite bataille d’Othon

En août et septembre 1969, Straub et Huillet tournent, à Rome, leur premier film dans leur langue maternelle, le français, après trois courts-métrages et un long-métrage réalisés en allemand. Il s’agit d’une mise en cinéma d’Othon, tragédie de Corneille (1664), dont deux vers fournissent le titre complet du film (peu usité, au profit du simple Othon) : Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ; ou Peut-être qu’un jour Rome se permettra se choisir à son tour. La pièce se déroulant à Rome, la capitale italienne fournit logiquement le décor du film.

Contrairement à ce qui se faisait alors dans le pays, Othon est enregistré en son direct, pratique à laquelle Straub et Huillet auront toujours un « attachement fanatique3 ». Plusieurs partis pris peuvent dérouter : tout d’abord, même si les comédiens sont en costumes d’époque, le film est tourné en décors réels, sans volonté de dissimuler les aspects modernes de la ville (présence de voitures, notamment). Les acteurs sont pour la plupart non professionnels (critique de cinéma, par exemple, dans le cas du rôle-titre, joué par Adriano Aprà). De plus, en très grande majorité, ils ne sont pas de langue maternelle française et peuvent avoir de forts accents étrangers (italien, argentin, anglais) difficiles à saisir. Deux éléments supplémentaires ajoutent au trouble que l’on peut éprouver, sur le plan sonore, en voyant le film : le débit rapide de certains comédiens (Adriano Aprà au premier chef) et la présence de bruits extérieurs (moteurs de voiture, en particulier. Othon est donc, volontairement, difficile à saisir pour les spectateurs de langue maternelle française, auquel il est pourtant en premier destiné : le générique de fin indique que « ce film est dédié au très grand nombre de ceux qui sont nés dans la langue française, qui n’ont jamais eu le privilège de faire connaissance avec l’œuvre de Corneille ».

Othon fera l’objet de vifs échanges critiques en France, surtout entre Positif et les Cahiers du cinéma4 ; en Italie, c’est la question de sa traduction qui fait débat. En effet, la Rai Due, qui a participé au financement du film en le préachetant pour sa diffusion télévisée, exige qu’il soit doublé en italien à cet effet.

Jean-Marie Straub, qui s’est exprimé peu auparavant dans une revue italienne pour appeler à « empêch[er] le doublage de nos films dans le monde entier (même pour la télévision)5 », refuse logiquement de se plier à cette demande et s’en explique dans une lettre ouverte, adressée au directeur de la programmation de Rai Due, M. Arrosio6. Pour justifier son opposition au doublage, il cite notamment les arguments avancés par Jorge Luis Borges ou Jean Renoir contre cette pratique et conclut ainsi : « Je propose donc de soumettre à la télévision en août une version de Les Yeux ne veulent pas… sous-titrée en italien (que je voudrais, dans le même temps, montrer au festival de Venise) ; si la télévision refuse cette version sous-titrée, je préfère renoncer aux quinze millions de participations de la RAI au film7. » Le film, effectivement, ne sera pas diffusé par la chaîne8.

Edoardo Bruno, en 2016, se souvenait « avoir publié la lettre de Straub parce qu’elle contribuait au combat d’alors en faveur de la liberté d’expression9 ». Lors de sa parution, elle est précédée par ces lignes de la rédaction de Filmcritica : « Nous publions, en lieu et place de l’éditorial, le texte de cette lettre de Jean-Marie Straub […] parce qu’elle nous semble être un témoignage efficace de la bataille entreprise contre le doublage par notre revue. »

Point de départ de tous les films de Straub et Huillet, qui se sont toujours basés sur des œuvres préexistantes, le texte revêt pour les cinéastes une importance primordiale, tant dans ce qui figure sur la bande son que dans sa traduction (films tournés en allemand et en italien), aussi bien sur papier (découpages publiés en revue ou en volume) que dans les sous-titres – traduction systématiquement effectuée par Danièle Huillet, seule ou en collaboration vers les langues autres que le français, jusqu’à son décès en 200610.

Le conflit autour d’Othon marque surtout, dans le contexte italien, une nouvelle étape dans le débat autour du son direct et de la postsynchronisation ; l’étape suivante, directement liée sera le dossier de Filmcritica publié quelques mois après la lettre ouvert de Jean-Marie Straub.

Le dossier de Filmcritica

L’ensemble publié par Filmcritica a été réuni par quatre personnes ayant participé au tournage d’Othon : Elias Chajula et Sebastian Schadhauser, comme assistants ; Gianna Mingrone, qui joue dans le film, tout comme Jacques Fillion et Sebastian Schadhauser, ces deux derniers dans de plus petits rôles non crédités au générique (deux soldats). De plus, Gianna Mingrone et son frère, Leo, ont participé à la traduction d’Othon vers l’italien, tant pour la publication en revue que pour les sous-titres, en collaboration avec le critique Adriano Aprà et les deux cinéastes11.

On retrouve logiquement Jean-Marie Straub lui-même parmi les réalisateurs interrogés, certains alors proches du couple de cinéastes (notamment Bertolucci et Pasolini, tous deux signataires du manifeste d’Amalfi). Le débat à propos d’Othon revient tout aussi naturellement dans les conversations. Plus étonnante, au milieu de ces réalisateurs italiens, la présence de deux metteurs en scène étrangers, Elia Kazan et Miklós Jancsó.

Si ces pages s’avèrent passionnantes à lire aujourd’hui, c’est parce que la variété des réponses va de pair avec l’ampleur du sujet : le dialogue porte aussi bien sur la postsynchronisation que sur le doublage, ce qui amène, logiquement, à aborder le sous-titrage. Une quarantaine d’années après les débats accompagnant l’arrivée du cinéma sonore, ce dossier fournit des témoignages précieux, tant la parole des réalisateurs sur la traduction audiovisuelle est, aujourd’hui encore, peu courante.

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