Préface

Comment arrive-t-on à la traduction ? Parce que tous les chemins mènent à Rome. Je n’étais pourtant pas douée. Mon premier souvenir, ce sont les versions latines à Sainte Jeanne d’Arc – Marmande – Lot-et-Garonne. Le professeur dont j’ai oublié le nom, M. Rapin ?, refusait de me mettre zéro. Mes notes étaient toujours précédées de « moins » et évoluaient entre moins un et moins cinq. Avait-il deviné que je prenais un malin plaisir à jouer avec les mots et à inventer, grâce à la traduction, des situations absurdes ? Par exemple, dans une célèbre bataille, peut-être les Thermopyles, les guerriers se protégeaient derrière des… écuelles. J’avais eu le choix entre bouclier et écuelle. Et je n’avais pas hésité.

C’était « dans le dictionnaire » comme je disais à ce malheureux prof qui d’ailleurs, ne fut plus malheureux du tout, à partir du jour où il comprit que je préférais les œuvres de Racine et où il prit l’habitude, à la fin des cours, de me donner la réplique : il déclamait Pyrrhus avec conviction.

Mes études furent lamentables, mais joyeuses. Je ne m’en tirais qu’en gymnastique et en français, où la « forme » l’emportait toujours sur le « fond », comme me le reprochait la prof de service. Mais cela m’a toujours aidée pour la traduction. Laissant le « fond » aux autres, je ne m’occupe que de la « forme ». Et je choisis le mot avec soin, oubliant mes débuts ironiques dans les versions latines. Pas tout à fait, quelquefois je ris toute seule en pensant à l’énormité de ce que je pourrais mettre. Car les scénaristes sont souvent approximatifs et je dois les interpréter.

Heureusement pour moi, si mon grand-père aimait « Rosa, rosae, rosam », ma grand-mère aimait le cinéma. Il n’y avait qu’une salle à Marmande en 1935, le Comoedia. Et c’est bien à partir de mes six ou sept ans que nous filions toutes les deux, une fois par semaine, dans la nuit marmandaise, à travers des petites rues désertes (ma grand-mère tenait à la discrétion, ne voulant pas s’entendre reprocher qu’elle emmenait au Comoedia une enfant qui aurait dû dormir). Bien sûr, il fallait entrer vite, se tapir dans un coin, mais ensuite, le bonheur, les grandes révélations : La Reine Christine1 a décidé de ma vie. Le Chien des Baskerville2 m’a terrifiée pendant des années. Le Juif Süss3 (eh oui !) m’a laissée perplexe, et peu convaincue. Ma grand-mère et moi, on avalait tout. Ha ! Le Baron de Münchhausen4 ! Nous repartions tout aussi discrètement, comme des conspiratrices, galopant tout au long de la rue Puygueraud (au retour, on pouvait la prendre, il n’y avait plus personne) et je m’endormais épuisée, mais comblée. Plus tard, ma petite sœur Francesca me cassait les pieds, parce qu’elle ne voulait pas que j’aille au cinéma, elle avait peur de rester seule. J’étais obligée de la mettre au lit comme d’habitude, d’attendre qu’elle s’endorme, de ramper dans le noir jusque dans le couloir avant de rejoindre en bas ma grand-mère qui me donnait mes vêtements. Quelquefois, Fanfan se doutait de l’escapade et faisait exprès de chasser le sommeil le plus longtemps possible, risquant de nous faire arriver en retard.

Je me demande encore pourquoi nous n’allions pas aux matinées du Comoedia. Je ne l’ai jamais demandé à ma grand-mère, c’est une question que je me suis posée plus tard. C’était sûrement une question de bienséance. Le cinéma devait être « vulgaire ». Et les gens de notre milieu ne devaient pas y aller le dimanche ni, encore moins, la nuit, raison sans doute pour laquelle nous nous transformions en ombres, sûres de ne rencontrer personne. Tandis que le dimanche après-midi, nous aurions pu être brusquement coincées en chemin par une dame « bien » avec un « Vous n’allez pas aux vêpres, madame Solleville ? » Ma grand-mère avait besoin de moi parce que mon grand-père ne voulait pas l’accompagner, et en cas d’une rencontre intempestive, « qu’auraient dit les gens ? ». Ç’aurait été beaucoup plus grave de rencontrer madame Solleville seule dans les rues la nuit, qu’avec sa petite-fille, fût-elle vacillante de sommeil.

Ces deux souvenirs – la version latine et le Comoedia – vous ont expliqué pourquoi j’étais née pour… La traduction dans le cinéma

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