La traductrice idéale

C’est donc une religieuse prête à renoncer à ses heures de prière pour des heures de traduction. Mais une religieuse de mauvaise vie ; elle ne doit quitter son couvent que pour bondir des tripots aux salles de course, aux bordels là où il en reste, dans les commissariats de police, les rallyes et les stades, dans la haute société, sans oublier les défilés de mode. Elle peut renoncer aux bibliothèques, aux expositions et aux musées, qui sont très rarement un cadre choisi par le cinéma, sinon pour les films policiers, et ils ne s’attardent pas sur les descriptions ; le dialogue d’un casse dans un musée est pratiquement inexistant, surtout depuis les alarmes électroniques. Les crimes dans les bibliothèques se déroulent la nuit, toujours dans le silence. Ainsi, la culture est évitée de justesse.

Si l’on peut délaisser la technique de l’enluminure d’un parchemin du Moyen-Âge, on ne doit rien ignorer sur le courage de l’héroïne, sur les différences entre la mafia sicilienne et le milieu marseillais. Dans les rues, il faut « traîner », contredire et provoquer, de façon à faire jaillir les insultes modernes. Ne jamais fuir en cas d’accrochage de voitures et on recommande même le magnétophone aux débutantes qui ne comprendraient pas certains jurons du premier coup. S’arrêter toujours devant un attroupement. Il y a des feux rouges à recommander, ceux où les piétons gênent les automobilistes. Si on manque de temps et qu’on veut suivre un stage accéléré d’insultes, bloquer la sortie d’un parking en simulant une incapacité à glisser la carte dans l’appareil, pour l’ouverture de la barrière électrique.

L’œuf de Colomb

La première règle de la traduction dans le cinéma, c’est de « penser ».

On me dira : vous êtes bien obligée de penser en traduisant. Pas du tout. On peut traduire sans penser. Il y a parfois une espèce de rejet et alors, on s’absente, les doigts tapent à votre place. Et on peut laisser échapper des merveilles, type « la neige tombe des cornichons »… Mais le sérieux du traducteur exige qu’il fasse un effort pour penser, même quand il se trouve devant ce qu’il considère comme une ânerie. Bref, même si on est capable de traduire sans penser, comme on est capable de conduire une voiture machinalement, il faut absolument se « réveiller », même si c’est pénible.

La deuxième règle, c’est de ne jamais donner son opinion. Même si le metteur en scène, le producteur, l’auteur surtout, vous supplie de dire tout ce que vous pensez de son œuvre, ne le faites pas, pour les raisons suivantes :

- Il ne désire pas avoir la moindre critique, surtout au niveau du scénario, quand il ne peut plus recommencer. C’est comme dire à un ébéniste qui va présenter son armoire en chêne à une exposition qu’elle aurait été mieux en noyer.

- Il y a des scénarios qui semblent horribles, mais qui donnent parfois de très bons films, et vice-versa. Tout dépend de la main qui les dirige. Ou de l’argent. Ou du hasard1.

- Et enfin, qui vous dit que vous ne vous trompez pas !

La traductrice idéale.

Autre possibilité d’intervention, beaucoup plus mal reçue par l’auteur ou le producteur, c’est l’intervention « pacifiste » : encore un Rambo italien ? Encore des méchants Russes ? Encore des boiteux sadiques ? Encore des homosexuels ridicules ? Encore une femme idiote ?

Mais ce genre d’opinion, de « concept », sera quand même mieux accepté que la critique, souvent pertinente : « il y a une longueur dans telle scène » ou « je préfère la première partie, après ça retombe », ça, jamais. Jamais.

Naturellement, le traducteur ne peut plus aller au cinéma. Tout le plaisir de l’inconnu est fichu. Je connais déjà la plupart des scénarios italiens, je sais ce qu’il va dire et ce qu’elle va répondre, et comment ça se termine… Alors, je peux seulement m’étonner ou me distraire en pensant que le rôle de la protagoniste avait été écrit (et présenté une première fois – et refusé) par exemple pour Dominique Sanda et que c’est une minette quelconque qui l’interprète. Ou que le protagoniste devait être au départ Alain Delon et est devenu Pierre Richard. On change les dates de naissance, on fait des tours de passe-passe avec les caractères. On me donne des sujets pour avoir tel comédien, on ne l’a pas, on oublie de me le dire et je fais alors parler Philippe Noiret comme Gérard Depardieu. Ou vice-versa et croyez-moi, ça n’est pas le même genre.

Alors je me rattrape sur les films allemands ou anglais, ou espagnols, ou grecs ou n’importe quoi, mais adieu le bonheur que j’aurais à m’asseoir dans un fauteuil de cinéma pour découvrir le dernier… bon, je ne cite pas, ça serait péché d’orgueil, mais sans compter les « grands », il y a tant de « mes » jeunes réalisateurs à leurs premières armes que j’aimerais découvrir depuis le début, et pas en connaissant leur œuvre par cœur avant qu’elle ne soit programmée.

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