Conseil pour une débutante dans la traduction de cinéma

Il faut d’abord bien se convaincre que la traduction est mal payée, ne donne droit ni à la Sécu, ni à la retraite. Quand on a passé sa vie sur une machine à écrire et qu’on devient gâteuse, on est refait si on n’a pas mis d’argent de côté. Il faut donc dès le départ se défendre par tous les moyens.

- La machine à écrire : n’importe laquelle fera l’affaire, cela n’a aucune importance, mais il faut utiliser le caractère le plus gros. Pour deux raisons : plus c’est gros, moins les yeux se fatiguent, et plus c’est gros, plus ça remplit la page.

- Un ruban très neuf : la page doit paraître couverte et pleine.

- Les marges : ne pas commencer tout en haut et ne pas taper jusqu’au bord de la feuille ni jusqu’en bas. Il faut donner vingt-cinq lignes, mais « aérées », et ce, de façon à tirer le plus possible de pages en plus, sans se soucier des pages italiennes.

- Toujours faire le prix sur ses pages à soi : il faut exiger de voir le travail avant, parce qu’au téléphone, on vous dira qu’il s’agit de quelques « paginettes » (petites pages). Ce sont rarement des pages de dix lignes mais beaucoup plus fréquemment des pages de cinquante lignes.

Poudre aux yeux

La poudre aux yeux, il faut en jeter à pleines mains. Souvent, on vous donne une traduction à faire pour une raison qui ne tient ni à votre valeur ni à votre sérieux.

Dire que vous travaillez pour un réalisateur génial risque d’inquiéter la personne qui vous apporte un scénario qu’il sait « moyen ». Trouvez plutôt le nom d’un réalisateur connu, et surtout « commercial ».

Vieillissez-vous. C’est un des rares métiers où les vieux machins comme moi travaillent plus que les jeunes en pleine forme. Mystère. Les jeunes vont à l’université, lisent beaucoup, vont au spectacle, on se méfie. On se méfie pour la traduction qu’ils remettraient, alors qu’il faudrait se méfier de leur désir de vivre. Au sens où un jeune ne veut pas sacrifier sa vie et qu’il risquera d’être introuvable le week-end, à Noël ou un 15 août, ce qui dans le cinéma est inadmissible.

Jeunesses, vous pouvez utiliser une petite esbroufe : procurez-vous les enveloppes des grosses sociétés de production de cinéma, avec votre nom en gros. Quand vous rendez un travail, glissez-le dedans. Et toujours : échangez les enveloppes. Envoyez aux producteurs une enveloppe de leur concurrent le plus détesté. Ça rassure. On pense que si vous traduisez pour l’ennemi, vous êtes fiables.

À l’époque où j’avais besoin d’appuis à la RAI1, j’ai beaucoup apprécié Roberto Rossellini qui, me rencontrant à la sortie de l’ascenseur, m’a embrassée théâtralement et entraînée dans un immense couloir, en me disant : « Montrez-vous avec moi, on ne sait jamais ! » Puis il m’a quittée avec un « À bientôt, chérrrrie ! » qui aurait dû m’ouvrir toutes les portes.

Je n’en suis plus là, mais tel frère telle sœur : Marcella, sa sœur, m’a insérée dans son programme sur Roberto, en me disant : « Ça te servira ! C’est très utile de dire quelque chose à la télé, avec son nom en dessous ! »

Comment se présenter

Quand on est jeune et, en plus, du sexe féminin, on part avec un lourd handicap. Mais on doit se consoler : avec le temps, les cinéastes préfèrent les femmes. Je crois pouvoir expliquer ce choix : inconsciemment, ces messieurs seraient très ennuyés par les critiques provenant d’un homme, alors qu’une femme, supposée moins intelligente…

J’entends d’ici les hurlements de mes « clients ». Je ne parle pas pour moi, ayant réussi, sans même faire un effort en ce sens, à me faire passer pour quelqu’un de très compétent, de très cultivé et de très intelligent (no comment !).

On pense par ailleurs qu’une femme saura mieux taper à la machine et ne rendra pas des manuscrits très intellectuels mais illisibles.

Il faut donc, si on est jeune, se présenter correctement habillée, de façon plutôt modeste, sans être humble. Un bijou en or, même petit, pour ne pas donner l’impression que vous avez tout mis au clou. Après trente-cinq ans, vous pouvez vous permettre une certaine élégance. Après cinquante, ne faites plus aucun effort, soyez vous-même. Personnellement, j’en suis arrivée à la cloche, parce que j’ai horreur de faire du lèche-vitrine et que j’utilise mon argent ailleurs. Comme j’aime beaucoup les chats, je risquerais de prendre l’aspect de Léautaud, si je n’éprouvais le besoin absolu de mon « bain quotidien ».

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