Anecdote sur le Kama Sutra

J’étais très jeune et je n’avais jamais entendu parler du Kama Sutra.

À Paris, Rossellini préparait son film sur l’Inde1. Il avait décidé de m’emmener comme assistante, prétendant avoir deux billets dans son tiroir (qu’il indiquait d’un geste large mais sans jamais l’ouvrir). Et je le laissais parler car je savais dès le début qu’il n’aurait jamais pu m’y emmener : je ne sais même pas l’anglais… J’aurais donc été complètement inutile. Donc, je l’écoutais sans me troubler mais pleine d’enthousiasme. Et un jour, il me dit :

– Tiens, j’aurais besoin du Kama Sutra, j’ai laissé le mien en Italie, ça vous ennuierait d’aller l’acheter ?

Comme j’essayais, à cette époque-là, de masquer mon analphabétisme, je suis partie fièrement chez Gibert, boulevard Saint-Michel, persuadée que tout ce que pouvait désirer Rossellini devait être hautement sérieux.

Je demande avec aisance et d’une voix claire le Kama Sutra. Précisons que l’histoire se passe il y a plus de trente ans, avec toute la mentalité de l’époque. Le vendeur tressaille, me murmure que peut-être le caissier… Pas encore méfiante, j’y vais. Et celui-ci, avec des clins d’œil complices, prend sous le comptoir un livre éculé et l’agite sous mon nez en disant qu’il ne pouvait pas le vendre, que c’était à lui. Mais que si je voulais regarder…

Toujours sans comprendre, je refuse le petit volume, disant que, de toute façon, il était trop abîmé et que ce n’était pas pour moi. Le caissier voit ma mise modeste, pense que je viens pour un riche vicieux qui ne veut pas se compromettre. Il m’envoie alors dans une pièce où l’on vend uniquement des livres d’art. Et là, un monsieur très respectable, très sérieux, prend un énorme volume qu’il pose sur la table et ouvre d’un grand geste admiratif :

– Voyez ! Ce sont des reproductions admirables…

J’ai cru mourir sur place.

Deuxième volet – trente-trois ans après

Dans Intervista de Federico Fellini, il y a un passage dans la roulotte de la star, où deux personnages parlent du « lingam » et du « ioni » et surtout du « frullo del passero ». Comment l’a-t-on traduit en français ?

– C’est tiré du Kama Sutra, me dit Fellini.

– D’accord, je laisse le « lingam » et le « ioni ». Mais comment a-t-on traduit en français le « frullo del passero » ? Si Jacqueline Risset ne l’a pas (et elle ne l’avait pas), je dois me procurer le Kama Sutra en français à tout prix.

Alors, Fellini se renverse sur son fauteuil ou, au contraire, se penche vers moi, je ne sais pas, mais son œil était perfide :

– Tu n’as pas lu le Kama Sutra ?

– Non.

– J’en étais sûr… conclut-il avec un affreux sourire.

Troisième volet – une semaine plus tard

Tonino Guerra, l’un des plus grands scénaristes italiens, me fait remettre par sa production un sujet intitulé, horreur, Il frullo del passero2.

Je l’appelle dans son repaire du Gargano et lui expose mon problème de traduction qui s’était déjà posé dans Intervista.

– Oh mon Dieu ! Il va croire que je lui ai volé le titre !

J’ai fait ce que j’ai pu pour le rassurer, mais une chose est sûre : je vais lire le Kama Sutra ! Ou du moins l’acheter… chez Gibert ?

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