Zviaguintsev, en français dans le texte

Pour la sortie du coffret 4 films d’Andreï Zviaguintsev (Le Retour, Le Bannissement, Elena et Leviathan), le distributeur Pyramide Vidéo a demandé à Joël Chapron, adaptateur en sous-titrage de ces films (et lauréat du Prix de l’adaptation en sous-titrage 2013-2014 de l’ATAA pour son travail sur The Major (Zootrope Films), long métrage russe), de rédiger un texte sur son processus créatif et les problématiques rencontrées. Vous pourrez le retrouver dans le livret de l’édition DVD du coffret, disponible dès le 01/12/2015.

ZVIAGUINTSEV, EN FRANÇAIS DANS LE TEXTE

Sous-titrer un film n’est pas tâche anodine. Si traduire, c’est trahir un peu, sous-titrer, c’est adapter beaucoup – d’où le terme d’adaptateur que revendiquent les sous-titreurs de films. Il faut, de fait, jongler avec la vitesse d’élocution des personnages, se soumettre aux contraintes de la vitesse de lecture des spectateurs du film, permettre à ces spectateurs d’identifier sur-le-champ non seulement le locuteur mais aussi celui dont on parle (ce qui, en russe, compte tenu des nombreux diminutifs qu’offrent les prénoms, rend l’opération complexe : qui sait qu’Ekaterina, Katia, Katioucha, Katenka… sont une seule et même personne ?), respecter le niveau de langue de chacun des personnages, se priver de trait de soulignement pour insister sur un mot, etc. Tous les artifices auxquels recourent les traducteurs littéraires – notes de bas de page, italique, gras, soulignement, périphrases – sont inaccessibles aux sous-titreurs, d’où cette qualification d’adaptateur.

La schizophrénie du sous-titreur tient également au fait qu’il fait passer à l’écrit un texte écrit pour l’oral. Or l’écrit nivelle l’oral, il le prive des intonations, des troncations, des emportements, des inflexions… Par manque de place, le sous-titre va, de plus, réduire l’oral (que faire des deux scènes de tribunal de Leviathan, vu la vitesse de lecture des arrêtés du jugement ?). Sous-titrer un film, c’est savoir qu’on va devoir tailler, élaguer, écourter… Les choix du sous-titreur/adaptateur sont différents de ceux du traducteur littéraire, car la place dont dispose ce dernier pour rendre au mieux les phrases qu’il a sous les yeux est infinie, alors même que celle du sous-titreur est scrupuleusement comptée.

Adapter aux sous-titres français un film d’Andreï Zviaguintsev, c’est tout d’abord pénétrer dans l’immense culture que ce quasi-autodidacte a acquise au gré de ses nombreuses lectures, c’est reprendre les diverses traductions existantes de la Bible pour y trouver les meilleures formulations correspondant à ses citations, c’est revisiter la mythologie aux sources de ses exégètes, c’est, enfin, livrer aux spectateurs français les méandres de l’indécision dans lesquels se débattent ses personnages désorientés. Andreï Zviaguintsev, l’homme, possède un vocabulaire bien plus riche que la moyenne de ses concitoyens, fussent-ils cinéastes émérites. Cette richesse induit une telle précision dans le choix des termes qu’il met dans la bouche de ses personnages qu’elle doit impérativement se retrouver dans la langue des sous-titres. La richesse de ce vocabulaire serait inutile s’il ne l’adaptait pas au niveau socio-professionnel de chacun des personnages. Du frère gangster du Bannissement aux enfants du Retour en passant par le maire de Leviathan et le fils d’Elena, Zviaguintsev balaie la société russe d’un regard clairvoyant, attribuant à chacun un registre de vocabulaire, un niveau de langue, des expressions, des hésitations, des intonations, voire des redondances, qui viennent compléter leur aspect physique, leur garde-robe, leur logement, leur voiture – tous ces détails importants qui caractérisent une personnalité. Transcrire la partie linguistique de leur être n’est pas chose aisée, tant les contraintes techniques du sous-titrage sont grandes. Il faut, de plus, ne jamais employer un mot français qui rende précisément l’acception d’un mot russe si son occurrence dans la langue française est presque inexistante, alors que le mot russe est courant. Ce mot « rare » en français déviera forcément le spectateur de son appréhension générale du film. On doit donc respecter la fréquence d’emploi d’un mot russe pour lui trouver un équivalent français de même fréquence d’emploi, fût-il sensiblement plus éloigné de l’acception du mot russe, afin de ne pas provoquer de rupture dans la lecture – un bon sous-titrage est celui qui ne se voit pas.

Si tout ce travail est censé être effectué sur tous les films, quels qu’ils soient, la responsabilité de l’adaptateur est plus grande encore lorsqu’il s’agit de grands cinéastes, dont on sait qu’ils laissent peu de place au hasard, que leurs dialogues sont généralement ciselés et que chaque mot est pesé – même si la fin de la scène chez l’avocat dans Elena est improvisée et que les paroles prononcées par l’actrice Elena Liadova furent inventées par elle durant la prise, dans le droit-fil du niveau de langue du personnage… L’archevêque et le pope rencontré à l’épicerie dans Leviathan, bien qu’ils aient la religion en partage, n’ont pas le même vocabulaire : ils n’emploient pas les mêmes mots pour parler de Dieu. Les deux enfants du Retour n’ont ostensiblement pas le même vécu que ceux du Bannissement. Même si le niveau socio-professionnel du héros de Leviathan n’est sans doute pas très éloigné de celui du fils d’Elena, l’oisiveté de ce dernier est le parfait contrepoint de l’abnégation au travail du premier. Le vide abyssal de la pensée du fils d’Elena, son inconséquence dans la conduite de sa famille – de la scène devant la télé à l’arrivée finale dans l’appartement de Vladimir (Zviaguintsev a pensé appeler son film L’Invasion des barbares, mais Denys Arcand l’avait précédé) – doivent transparaître dans le choix des mots-valises, des interjections, dans le registre de la familiarité.

Sous-titrer les films de Zviaguintsev, c’est aussi se confronter à ses choix : pour lui, comme pour de nombreux metteurs en scène, la radio, la télé, sont des éléments importants dans le champ, mais pas capitaux au point que l’on traduise ce qui s’y dit. Ma place de « transmetteur » me conduit à vouloir impérativement donner à comprendre au spectateur français ce qui s’y dit – puisque le spectateur russe, lui, le comprend. La plus banale émission de télé, parce qu’elle est choisie par le metteur en scène, joue forcément un rôle dans la scène. C’est à force de dialogue, de discussion, d’explication de points de vue, que les sous-titres finissent par voir le jour.

Mais derrière ce travail d’adaptation, de sélection des mots (en partie imposée par la longueur de ces derniers), de choix du niveau de langue et de décisions radicales prises pour le confort du spectateur français (choisir un nom ou un prénom, fût-ce un diminutif, pour chaque personnage et l’appeler ainsi tout au long du film pour ne pas égarer le spectateur, indépendamment de ce qui est dit à l’écran), il y a surtout le plaisir d’entrer de plain-pied dans une œuvre qui se construit film après film, personnage après personnage, situation après situation, et qui, à elle seule, dessine les contours d’une société en déshérence, porteuse d’une histoire millénaire, mais dont le poids semble freiner non pas le développement, mais la libération psychologique de ses citoyens, toujours enfermés dans un carcan qui les contraint.

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