Interview du jury du prix de la traduction de documentaires télévisés 2022

Denis Cherer, comédien voix, comédien de théâtre, auteur et scénariste
Laurène Mansuy, chargée de programmes à Arte
Stanislas Raguenet, traducteur de l'audiovisuel et finaliste du prix en 2020
Laurence Vager, adaptatrice de voice over et directrice artistique

Le jury 2022 est complété d'Olivia Azoulay, traductrice de l'audiovisuel

Quels sont vos critères pour juger d’une bonne traduction ?

Stanislas Raguenet : Il y en a tellement ! De façon très subjective, je m’attends d’abord à être embarqué, à oublier qu’il s’agit d’une adaptation. Je suis bien sûr attentif aux trouvailles, à la créativité, à la qualité de l’écriture, ainsi qu’à l’équilibre entre trop de sagesse et trop d’éclat : il faut savoir s’approprier le texte sans pour autant lui voler la lumière. Sur un plan plus objectif, l’exercice de concision, la fidélité aux registres de langue et la précision des recherches sont bien sûr des impératifs évidents. De façon plus spécifique, en sous-titrage, je porte un regard sévère sur le repérage, qui a un impact essentiel sur la façon dont les sous-titres seront compris dans l’immédiateté du visionnage. En voice-over, l’oralité de la traduction est bien sûr un critère essentiel. Les directeurs artistiques et comédiens de doublage souffrent devant un texte qui n’a pas été relu à voix haute !

Laurène Mansuy : A titre personnel, j’attends des adaptateurs qu’ils ne se contentent pas d’une traduction correcte, mais qu’ils me captivent, quitte à chercher à améliorer la version originale si besoin. Bien sûr, on ne peut pas changer une VO, mais toutes les améliorations en termes de VF sont les bienvenues, comme la suppression des redites. C'est un vrai boulot qui demande du temps... Plus en détail, mes critères d’évaluation portent sur l’aisance dans la langue d'arrivée, l’adoption d’un ton juste dans l'écriture et sur la qualité de restitution des informations – afin que les spectateurs puissent suivre facilement le propos. Quant au fond, je vérifie que le traducteur ait effectué une recherche documentaire sérieuse. Évidemment, le texte doit rester dynamique du début à la fin. Sans appauvrissement, comme je l’observe parfois. Je suis également attentive à la pertinence des niveaux de langue, au naturel des expressions orales des voice-over et à la qualité des interviews. C’est essentiel de restituer la singularité d'une voix, dans le sens de « intervention ». Nous avons par exemple visionné deux documentaires sur Barack Obama : il est évident que l’ancien Président américain a un phrasé bien à lui. Si nous lissons tous les registres de langue, la traduction va perdre toutes ses nuances. Il faut fuir cette homogénéité et réaliser un travail fin sur la langue. J'ai aussi été vigilante à la qualité du repérage pour les sous-titres. S’il est mal fait, le spectateur perd le fil…

Denis Cherer : Selon moi, une bonne traduction est une traduction qui s’oublie ! Et je pense que c’est la même chose pour les sous-titres. Comme au théâtre, une mise en scène est réussie si nous n’en voyons pas les ficelles. En tant que spectateur ou cinéphile, je dois sentir cette fluidité, la même que s’il s’agissait d’une version originale. Parmi les documentaires en compétition, je n'étais parfois pas dedans, je n’adhérais pas… Cela venait de la traduction qui n’était pas efficace. Le film ne formait pas un ensemble. Mais cela relève du ressenti.

Laurence Vager : Pour moi aussi, la fluidité du texte en français est essentielle. Si un passage ne coule pas bien, nous le sentons immédiatement à l’oreille. Dans mon cas, la traduction littérale est rédhibitoire ! Je ne veux pas entendre l'anglais derrière le texte français. D’autant que respecter le texte ne signifie pas traduire mot à mot : il convient de restituer le sens et l'esprit de la VO. C’est une question d’adaptation. Il convient également de retranscrire le ton et les registres de langue des différents intervenants. Qu’ils aient 17 ans ou 60 ans change tout, de même s’ils appartiennent à des milieux sociaux différents. Évidemment s'il y a des contresens, la traduction est tout de suite disqualifiée. Comme dernier critère, j’ajouterais le niveau de difficulté d’un texte. Si les personnes interviewées s’embrouillent, ne forment pas des phrases bien structurées sujet-verbe-complément, ou si l’information est moins accessible, la traduction doit être à même de retranscrire ce qu'ils veulent vraiment dire, et ne pas se tromper.

Traduit en français par Elsa Vandaele

Comment votre expérience professionnelle et surtout votre métier influencent-ils votre méthode d’évaluation pour juger les traductions des documentaires sélectionnés ?

Laurence Vager : Me concernant, j’essaie complètement de m’extraire de ma casquette de directrice artistique. Je juge uniquement l'écriture du programme, la fluidité du texte en français et le rythme par rapport aux changements de plan. Je n’écoute pas la direction d'acteurs, ni le choix des voix. Néanmoins, en tant que directrice artistique, je sais exactement ce qu'il convient de faire pour faciliter l'enregistrement en studio : lors du visionnage, je repérais les erreurs d'écriture que j’aurais dû corriger si j’avais été en charge de ces programmes. Il ne faut pas oublier que la finalité de ces adaptations est d’aller en studio. D’où l’importance de relire son texte à voix haute une fois terminé pour vérifier qu’il se lit facilement, qu’il n'est pas trop long – sinon nous devrons couper et réécrire –, ou qu’il n'est pas trop court – sinon nous devrons couvrir. Le travail de l'adaptateur est majeur pour faciliter le travail du directeur artistique. En général, quand une adaptation est réussie, nous n'avons pas de difficulté à l'enregistrer en studio, ça roule tout seul.

Denis Cherer : Lors du visionnage, j’ai adopté une vision globale, et un regard profane. D'ailleurs, je le suis par rapport aux autres membres du jury qui sont plus calés que moi sur les sous-titrages et la traduction. Moi, j’ai le regard d’un spectateur lambda. Mais comme je fais du doublage depuis de nombreuses années, il m’arrivait de me mettre à la place du comédien. Je tiquais quand un passage me semblait difficile à jouer, quand il manquait des mots, ou que le sens n'était pas clair. Selon moi, cela ferait du bien aux adaptateurs de venir en studio pour voir combien nous galérons parfois pour faire vivre le bon rythme et la bonne intention du personnage. Souvent, cela se joue à un détail, à un mot ou deux.

Laurène Mansuy : Le documentaire fait partie de l'ADN d’Arte, et notre niveau d’exigence dans l’adaptation de nos documentaires achetés – une soixantaine en moyenne par an à l’international dans mon cas – est forcément ce qui influence le plus mes critères d’évaluation . La qualité formelle des VF doit être au rendez-vous : c’est une évidence ! Mais en tant que jurée, j’ai découvert que mes évidences pouvaient être très éloignées du niveau d’exigence de beaucoup d’autres. Ce n’est pas du tout une critique : les traducteurs font ce qu’ils peuvent avec les contraintes qu’on leur impose… Mais j’ai trouvé fou que des diffuseurs au sens large acceptent de programmer certaines versions aussi mauvaises.

Stanislas Raguenet : Les défauts et imperfections qui me heurtent sont ceux qu’au fil des années j’ai moi-même appris à identifier dans mon travail, et à éliminer. Pirouettes un peu paresseuses, repérages bâclés, relectures survolées... je plaide coupable ! Et c’est avec l’exigence que je m’impose aujourd’hui pour chacun de mes projets que j’ai enfilé l’habit de juré que l’ATAA a bien voulu me prêter.


Comment faites-vous abstraction de la qualité d’un documentaire pour ne juger que la traduction ?

Denis Cherer : Moi, je me suis laissé aller. J'aime ce grand écart entre les différents genres, d’autant que j’estime que tous les sujets ont droit à leur coup de projecteur et à une mise en lumière. Tout est une question de réalisation et de parti pris. Il faut seulement que la démarche soit sincère.

Stanislas Raguenet : Ça n’a pas été une difficulté, car c’est ce que nous faisons également dans notre pratique professionnelle. Lorsque j’adapte un programme, le plaisir que j’ai à écrire résulte en partie d’une certaine affinité, mais le soin et la rigueur auxquels je m’astreins sont les mêmes selon que ce programme me plaît ou non. C’était tout à fait comparable ici : qu’il s’agisse de téléréalité, de séries animalières ou de beaux unitaires historiques, je me suis pris au jeu de façon égale, avec une même intransigeance et un même intérêt, à décortiquer les différentes adaptations qui nous ont été soumises.

Traduit en français par Christophe Elson et Marie Laroussinie

Comment se sont déroulés les débats et les délibérations au sein du jury ?

Stanislas Raguenet : À notre étonnement à tous, nous sommes très rapidement, et sans consultations, tombés d’accord sur un trio de tête, à quelques hésitations près sur telle ou telle position. C’était le signe, probablement, que les adaptations en question ressortaient objectivement du lot ! Nos délibérations ont donc été assez rapides puisqu’il s’agissait uniquement de nous mettre d’accord sur l’ordre de ce podium. Sans grand mystère, nous avons chacun émis nos impressions subjectives puis défendu nos choix respectifs en dégainant nos arguments et contre-arguments les plus imparables ! Et rapidement, le palmarès définitif est devenu assez évident - au prix de quelques compromis, mais rien de trop douloureux...

Laurène Mansuy : Je m’étais attendu à davantage de contrastes dans nos jugements. Pourtant, nous sommes tous tombés d'accord pour shortlister les mêmes documentaires, une fois enlevées de notre sélection les adaptations qui comprenaient beaucoup de fautes : de conjugaison, de syntaxe, de grammaire, mais aussi des contresens, ou pas de ponctuation…


Qu'avez-vous pensé de la sélection ? En toute franchise…

Stanislas Raguenet : Les textes qui nous ont été soumis étaient assez inégaux mais nous avons eu de très belles surprises et de vrais coups de cœur. S’il faut absolument exposer quelques mauvais points, je retiendrai que certains sous-titrages ont souffert d’une absence évidente de relecture, preuve qu’il est parfois préférable de modérer son appétit pour consacrer plus de temps à des projets mieux choisis. Facile à dire, j’en conviens ! Pour ce qui est de la voice-over, j’ai eu le sentiment que, si dans leur globalité les sujets étaient maîtrisés, certains textes manquaient de « mise en bouche ». D’où, je me répète, la nécessité d’une relecture à voix haute une fois le texte finalisé et, en début de carrière au moins, l’intérêt de demander à assister à l’enregistrement de nos textes, on y apprend énormément.

Laurence Vager : La qualité des films était à peu près égale. Hormis pour deux programmes : je me suis demandé ce qu'ils faisaient dans la sélection… C’était exactement tout ce que je ne veux pas qu'on fasse. Si je donnais des cours, je dirais « voilà ce qu’il ne faut pas faire ! ». Un autre film, pourtant réussi, présentait tellement de coquilles que nous l’avons exclu. Ce n’était pas possible, le texte n’avait pas été relu.
Selon moi, ce ne sont pas les auteurs qui devraient se présenter à un tel Prix. Nous les traducteurs, nous ne sommes pas à même de juger de la qualité de notre travail. Cela devrait être les chaînes et les labos. Pour moi, c'est une évidence. Comme à Cannes où ce sont les producteurs qui présentent les œuvres. Nous ne sommes absolument pas objectifs sur nos propres traductions. Personnellement, je ne suis jamais satisfaite de mon travail.

Traduit en français par Anne Trarieux et Julie Ribaux

Que vous a apporté cette expérience de juré ? Sur le plan professionnel et sur le plan personnel ?

Laurène Mansuy : Le plus passionnant a été de découvrir la finesse du regard de mes co-jurés traducteurs, des personnes dont c'est le métier. Leur finesse dans l’analyse de la langue, le choix du vocabulaire... Ils étaient complètement dedans et voyaient des choses que je n’étais pas en mesure d’identifier. Je ne suis ni comédienne ni adaptatrice, et en tant que chargée de programmes, j'ai surtout une vision globale.

Stanislas Raguenet : J’ai trouvé là une matière très riche pour alimenter ma réflexion sur la prise de distance et de liberté avec le texte original. Sur nos propres projets, nous appréhendons les problématiques de traduction de façon instinctive et avons chacun nos automatismes. Il est passionnant de devoir se concentrer sur la façon dont d’autres professionnels choisissent d’affronter telle ou telle difficulté. J’ai également découvert, et c’est une révélation, que l’on peut prendre plaisir à regarder un programme doublé en voice-over ! C’est un exercice que j’adore en tant qu’adaptateur mais qui ne me passionne pas comme téléspectateur. Pourtant, la qualité de certaines adaptations m’a tellement bluffé que mes idées arrêtées sur ce format se sont effondrées ! Enfin, toujours sur une note personnelle, j’ai pris conscience d’une évidence : notre métier est aussi et avant tout source de plaisir, celui qu’ont pris les candidat·es dans leur travail saute aux yeux, c’est plutôt rassurant. Nous ne faisons pas que lutter, nous faisons avant tout ce que nous aimons !

Denis Cherer : J'adore les films documentaires et j’ai pris beaucoup de plaisir à regarder la sélection. Même si certains programmes, comme Derrière nos écrans de fumée, m’ont donné un gros coup de blues… Mais j'ai aimé cette expérience de juré sur le plan humain pour les nouvelles rencontres, et sur le plan artistique et professionnel. Ce qui me plaît aujourd’hui, ce sont les nouvelles aventures. Être juré m'a amené à une nouvelle expérience et donc du plaisir. A ce stade de ma carrière, j'en ai fini des projets sans intérêt !

Laurence Vager : C'était très sympa ! Nous avons fait une réunion chez moi dans le jardin et nous nous sommes bien marrés. Plus sérieusement, je trouve toujours positif de découvrir le travail de nos confrères/consœurs, de voir comment les différents traducteurs en compétition ont abordé leur texte... Être jurés nous a aussi permis de rencontrer d’autres professionnels du métier, de nous ouvrir à la vision des co-jurés, comme celle de Denis qui a le point de vue du comédien installé dans la cabine avec le casque sur les oreilles. Et puis, élargir son cercle, c’est toujours bien.

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