Interview de Sofyane Rouis

Revenue & Client Services Manager pour Deluxe Media Paris

En tant que studio de doublage et de localisation audiovisuelle, pouvez-vous nous dire comment se passent en coulisses les négociations sur les tarifs d’adaptation ?

Il existe plusieurs configurations. Lorsque le programme est produit, traduit et localisé par le distributeur en direct, le coût de l’adaptation en français est budgété à l’avance. Dans ce cas de figure, on prête très généralement attention à l’ensemble des dépenses du projet. De plus, les distributeurs connaissent les prix pratiqués : les tarifs sont respectés et ne nécessitent pas d’être discutés.

À l’inverse, le budget pour les sous-titres et la version française n’est pas toujours anticipé quand le programme est adapté par le diffuseur, comme les chaînes de télévision ou les plateformes de visionnage par exemple. Et cette étape a l’inconvénient d’arriver en bout de chaîne de production... D’un point de vue global, la localisation audio en France ne représente qu’un coût négligeable. Surtout si on le compare aux millions de dollars dépensés pour des blockbusters, ou même des productions originales Netflix. Seulement, nous ne raisonnons pas sur la même échelle que les majors : la multiplicité des langues d’adaptation représente un coût bien plus conséquent. Les gros acteurs du marché réfléchissent en volume global et à l’échelle mondiale.

Je vais vous prendre un exemple concret : parfois, nos clients nous demandent notre tarif à la minute pour une adaptation. Mais sans aucune autre indication ! On ne connaît pas le sujet, ni la longueur du texte, ni sa difficulté... Alors, c’est un peu la loterie. Dans certains cas, le tarif qu’on proposera sera très rentable, et dans d’autres nous serons perdants. Surtout, si par malchance nous tombons sur un film très bavard.

Outre la différence d’échelle, on observe une différence d’approche. Vos clients privilégient une vision financière quand les adaptateurs s’intéressent à la qualité. Comment faites-vous pour les influencer dans le « bon sens » ?

Selon moi, c’est dans le relationnel que tout se joue. Lorsque nous bénéficions d’un contact direct avec notre client, nous avons davantage de chances de développer un vrai échange et un dialogue, comme avec Warner. Sensibilisés à nos métiers, ils sont plus impliqués et accordent beaucoup plus d’importance au doublage. Dans ces cas de figure, tout fonctionne de concert : détection, direction artistique, comédien... À l’inverse, nos contacts avec Netflix passent essentiellement par notre bureau américain. La plupart de nos échanges se font par e-mail, tandis que les process de vérification se veulent plus pragmatiques. Tout est dans des cases, tout est carré, avec néanmoins une place laissée à l’artistique.

Ces contrôles pointus donnent parfois lieu à des situations particulières : un jour, notre client nous signale un problème de synchro dans son rapport de vérification de la VF. Après avoir examiné le passage concerné, on s’est rendu compte que le personnage était de dos ! Je suppose qu’ils ont seulement identifié que la piste française était plus longue que la VO en utilisant la Waveform. On peut penser que la version française n’est pas vérifiée dans sa totalité, mais que « tout ce qui dépasse » est retoqué. Netflix reste cependant à l’écoute des studios et de leur expertise, et la scène est bien évidemment restée telle que.

Les plateformes vont continuer à se développer. Comment voyez-vous leur avenir ?

Selon moi, nous allons assister à une guerre des plateformes. Outre Netflix et Amazon, Apple, Disney et Warner développent désormais leur propre plateforme de diffusion. Tout le monde va vouloir la sienne ! Et ce, dans des secteurs très différents. L’UEFA a lancé sa plateforme de matchs et de reportages : on peut y visionner les matchs mythiques en replay, ainsi que les matchs de ligues plus confidentielles telles que les équipes féminines ou juniors.

La multiplication des plateformes va créer des tensions. Si Disney et Warner veulent récupérer leurs productions, actuellement diffusées sur les plateformes, ces dernières auront beaucoup à perdre. La série Friends est disponible sur Netflix, mais on peut très bien imaginer que Warner souhaitera à l’avenir la diffuser exclusivement sur sa propre plateforme. Les producteurs vont probablement reprendre la main sur leur contenu classique historique... Les enjeux sont énormes, d’autant que certains estiment que 79 % du contenu échangé par data sera du contenu vidéo d’ici 2022 ! Cela explique pourquoi des acteurs tels que YouTube, Facebook et Google se lancent aussi dans la production de programmes.

Dans ce contexte, comment pensez-vous que Netflix pourra tirer son épingle du jeu ?

Je me souviens de Netflix, quand ce n’était encore qu’un vidéo-club... Les clients passaient par Internet pour commander leurs DVD qu’ils recevaient à domicile par la poste. Avec le lancement de leur plateforme, ils ont su développer une vraie identité, avec des programmes sympas et grand public. Même sans acteurs connus et sans publicité, la plateforme a remporté de très gros succès tels que Stranger Things, La Casa de Papel ou les séries Marvel telles que Daredevil ou Jessica Jones.

Netfix a ainsi gagné en crédibilité tout en se construisant une image cool. Désormais, même des acteurs célèbres et bankables ne voient pas d’inconvénient à jouer dans une de leurs séries. Grâce à ses productions exclusives, la plateforme se constitue un patrimoine, probablement pour rester indépendante. La sélection du film Netflix Okja du réalisateur Bong Joon-ho au festival de Cannes 2017 a marqué un autre tournant : c’était une première pour un film non diffusé au cinéma ! Même si cela a fait polémique, c’est un indicateur de changement. De toute façon, cela correspond à une attente du public.

Encore faut-il qu’ils n’essuient pas d’autres scandales comme celui sur les sous-titres de Roma d’Alfonso Cuaron ?

Pour Roma, j’ignore totalement ce qui a pu se passer. Ils se sont probablement plantés : peut-être par manque de moyens, par manque de temps, ou encore une erreur de fichier...

Lorsque la qualité des sous-titres est mauvaise, je me demande s’il ne s’agit pas de tests de traduction automatique. Il est possible qu’il y ait une volonté de robotiser l’adaptation à partir d’un script. Il est vrai que la traduction automatique s’améliore de jour en jour, du fait d’un puissant machine learning. Néanmoins, ces logiciels sont toujours incapables d’adapter une blague, d’identifier une référence à des personnages fictifs ou réels, ou à des événements historiques. Cela ne remplacera pas les connaissances et les recherches des adaptateurs, ni même le rythme et la spontanéité de leur travail. La machine ne sait pas non plus faire de synchronisation et ne repère ni les labiales, ni le rythme à adopter... Théoriquement, si on automatise, certains de nos métiers ont moins de raison d’exister. Mais dans la pratique, on a encore quelques années devant nous.

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