Interview de Christel Salgues

Christel Salgues – Directrice du Département doublage de TF1
– au sein du Pôle contenu –
pour les acquisitions de fiction/jeunesse étrangères et les coproductions internationales

De quelle manière êtes-vous devenue jurée pour les prix ATAA ?

Quand j’ai rencontré Juliette de la Cruz, nous avons eu de nombreuses discussions passionnantes sur le métier d’adaptateur, sur ses difficultés et le manque de considération du secteur. Je comprenais son point de vue et trouvais que le projet de l’ATAA était vertueux : vouloir exister et acquérir un respect professionnel légitime. Je me suis associée à cette idée et j’ai immédiatement accepté d’être jurée quand on me l’a proposé pour le prix de l’adaptation en doublage Cinéma de 2015 et 2016. C’était notre manière de signifier le soutien de TF1 à la profession et de mettre en valeur son savoir-faire. D’autant qu’à l’époque nous adaptions un nombre phénoménal de séries ! Par ailleurs, la création de l’ATAA avait un sens évident, les comédiens ayant déjà leur propre syndicat, les sociétés de doublage aussi…

Avez-vous connu Juliette de la Cruz dans le cadre d’actions de lobbying de l’ATAA ?

Je ne me souviens pas des circonstances précises de notre rencontre, mais connaissant Juliette et sa rage d’aider l’ATAA, elle a probablement provoqué une opportunité. Que j’ai sans doute acceptée avec grand plaisir ! C’est essentiel d’écouter les professionnels avec lesquels nous travaillons. Et comme je l’ai dit plus haut, c’était une évidence de m’associer à cette mise en lumière du métier de l’adaptation. Pendant de longues années, les diffuseurs n’avaient pas pour usage de communiquer en direct avec les adaptateurs, et notre intervention n’était que sur la VF finale. Erreur ! Selon moi, la communication est vitale dans nos métiers de création où chaque professionnel a son importance. Échanger avec les adaptateurs permet de leur expliquer ce que l’on attend d’eux. Par ailleurs, les auteurs ont régulièrement des idées, souvent des questions… on adore !


Quelle est la mission du département doublage de TF1 dont vous êtes la Directrice ?

TF1 fait l’acquisition de programmes auprès de distributeurs qui s’engagent contractuellement à les livrer en version française. Nous supervisons la qualité des versions françaises pour, disons-le simplement, ne pas être déçus par la VF… Le son doit autant nous captiver que l’image.

Nous agissons sur l’artistique, la technique et quelques points juridiques. Donc dans le désordre et d’une manière non exhaustive : choix et/ou cohérence des voix, jeu des comédiens, dialogues, mix, trou de son, répliques manquantes, bruitage manquant, désynchronisme, obligations juridiques (alcool, publicité, tabac, marques commerciales, drogue, torture), etc... Le tout en rapport avec l’image ou une situation.


Participez-vous au choix des adaptateurs ?

Oui. Le premier enjeu est de réussir le casting de l’équipe de création. Le combo entre la société de doublage proposée par le distributeur, le directeur artistique, l’adaptateur et même le détecteur et l’ingénieur du son – mis à part que nous n’intervenons pas auprès de ces deux derniers – est important pour réussir une bonne VF. Cette étape peut être réalisée en collaboration avec le distributeur, comme par exemple avec Warner qui possède un bureau à Paris tourné vers la qualité artistique, et qui est très vigilante quant à la valorisation de ses programmes en VF. Dans le cas de distributeurs non présents en France, la qualité de la VF est déléguée à des sociétés de doublage qui suppléent aux aspects techniques. Nous sommes impliqués directement sur le plan artistique, d’où l’importance de s’entourer de personnes qui ont la même esthétique du doublage.


Au stade actuel de votre carrière et à votre niveau hiérarchique, je suppose que vous vous occupez avant tout de gestion de projets et de stratégie, mais que vous ne gérez plus la production du quotidien.

Je n’ai aucun souci à dire que je me sens aussi Manager Opérationnel. Si je n’étais que dans les hautes sphères, je serais loin de la réalité et je ne pourrais pas prendre autant de risques ou réussir tous les nouveaux défis. Avec mon équipe, nous ne restons pas que assis derrière notre écran. Nous sommes investis dans le mode de fabrication. Il me semble essentiel de garder un œil et une oreille sur la réalité de nos métiers. Nous ne pouvons pas faire évoluer une pratique ou une situation sans savoir de quoi nous parlons. Il m’arrive donc de faire de la vérification de téléfilms fraîchement doublés, d’assister à des vérifications d’adaptation avec le DA et l’adaptateur, d’aller en studio… L’équipe communique régulièrement avec ces derniers sur nos retours d’expérience. Quand des auteurs nous appellent pour nous poser des questions, c’est génial ! À l’inverse de certains clients qui imposent des barrières hiérarchiques ou protocolaires, nous pouvons discuter directement avec un adaptateur-dialoguiste, ce qui permet de faire avancer les choses d’une manière simple et rapide... Le partage est important. Parce qu’au fond, nous travaillons tous pour le même but : donner des émotions aux spectateurs, et ça, ça se travaille ensemble.


Pensez-vous que certains process ou méthodes pourraient être améliorés en matière d’adaptation ?

Dans un monde idéal, il faudrait que les chargés de production et les directeurs artistiques accompagnent davantage les adaptateurs, en leur offrant un retour d’expérience objectif sur leur travail. C’est incontournable pour gagner en compétence. Je le dis haut et fort : « Cher.es adaptateurs.rices, allez en plateau ! Allez voir comment les comédiens ressentent vos mots… » Aujourd’hui, je pense que les adaptateurs manquent de debrief sur leurs textes pour pouvoir s’améliorer, voir ce qui marche et comprendre ce qui fonctionne moins bien. Et que dire des petits jeunes qui sortent de la fac et qui sont jetés dans le bain sans que personne ne les oriente sur les attentes réelles du métier… C’est pourtant essentiel pour bien appréhender une difficulté, l’identifier et lui trouver la solution la plus adaptée au contexte.


Depuis quelques années, l’audiovisuel français connaît des transformations sans précédent : chute de la valorisation boursière de TF1 et de M6, concurrence des plateformes, public qui délaisse le visionnage linéaire… Quel est l’impact sur votre pratique au quotidien ?

Je me pose beaucoup de questions bien sûr… Ce serait une erreur de faire l’autruche. Nous essayons de nous adapter aux besoins nouveaux de notre société. Si les besoins changent, alors nous changeons. Par exemple, nous vérifions de plus en plus des séries qui sont déjà doublées et qui ont été diffusées sur des plateformes [comme la série Yellowstone diffusée sur Amazon, ndlr]. Nous vérifions que la VF corresponde aux attentes d’une diffusion sur une des chaînes du groupe, donc oui, il nous arrive de demander des corrections plus ou moins importantes : une réplique manquante, une valorisation publicitaire, une marque d’alcool, un sigle différent d’un épisode à l’autre, des traductions littérales qui n’ont pas de sens et, pour un prime, nous pouvons aller jusqu’à retravailler un rôle. Bref, le but est de diffuser une VF cohérente et crédible.

Par ailleurs, nous sommes à l’écoute de tout ce qui est nouveau. Nous restons très vigilants, car il y a de plus en plus de programmes à doubler. Je pense que la qualité des VF reste essentielle. Les doublages français doivent continuer à être les meilleurs du monde, même si l’âge d’or du doublage que nous avons connu pour les longs-métrages ou des séries comme Les Experts ou Dr House sont derrière nous. À l’époque, nous demandions à tous d’être parfaits. Depuis 10 ans environ, la réalité opérationnelle nous pousse à revoir notre exigence à 80% – en-deçà, le spectateur peut voir les erreurs… A cause de la masse de travail apportée par les plateformes, nous constatons (vous et moi) régulièrement que ce « pourcentage de qualité » s’abaisse, parfois drastiquement. Mais pas toujours, heureusement ! Sachant que la politique de TF1 ne cautionne pas cette baisse et maintient une exigence de qualité sur l’ensemble de ses programmes.

Quelle est votre vision personnelle du métier ?

J’ai dans la tête que la production d’une version française est comme un puzzle dont toutes les pièces s’assemblent et se complètent. Chaque pièce du puzzle représente un métier. Et quand parfois j’apprends qu’un adaptateur a eu seulement 3, voire 2 jours, pour traduire un épisode de 45 minutes, je sais que c’est une pièce sur laquelle quelqu’un a tapé pour la forcer à rentrer dans le puzzle. La pièce ne peut qu’être abîmée.

Notre métier, s’il est bien fait, ne se voit pas. Il est dit dans le milieu que « un bon doublage est un doublage qui ne s’entend pas ». C’est de plus en plus difficile d’y parvenir aujourd’hui… Mais pas impossible, parce qu’il y a beaucoup de personnes qui ont la flamme…

Évidemment, l’émergence des plateformes a eu un impact sur les transformations que vous décrivez. À titre personnel, que pensez-vous de cette concurrence ?

Selon moi, les plateformes se sont créées sur le modèle des start-up en répondant à un besoin non satisfait du marché. Comme Canal+ qui, à son époque, s’était lancé avec une offre cinéma inédite, Netflix s’est distingué avec des programmes non diffusés sur les chaînes emblématiques, avec des séries plus diversifiées, repoussant des barrières dans l’écriture, donc innovantes… Ça répondait aux besoins d’un public plus jeune, qui avait été un peu oublié, grand consommateur de contenus sur Internet. C’était une approche « bien vue », puisqu’elle a répondu à une envie qui n’avait pas été vraiment prise en compte.

Mais aujourd’hui je trouve que les plateformes sont devenues un peu trop clivantes en termes de thèmes et de contenus. Alors que le positionnement de TF1, est à l’opposé : « Partageons des ondes positives » permet de se réunir en famille, sans avoir peur de se retrouver face à des images très (trop ?) choquantes ou un langage très (trop ?) cru, gratuitement. C’est un besoin qui s’est accentué au cours de la crise Covid… Quoi qu’il en soit, c’est toujours positif d’avoir des concurrents, ça nous empêche de nous endormir. Il y aura toujours de la place pour les meilleurs.

L’essentiel est de rester audacieux pour proposer des doublages de qualité.

Christèle Wurmser et Christelle Salgues - Edition 2015
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